Quels Ailleurs Quel, Trengewekë hna oth
Commissariat : Alain Goulesque
Au creux d’une nuit, je parcourais Patrick Chamoiseau. « Une poétique qui soutient l’étendue autant qu’elle baille en profondeur. Une poétique qui permet une vigilance de tout instant dans les sillons de l’incertain, les fastes de l’intuition, la solitude devenue solidaire. » Et en retour, il m’interrogeait sur ces paroles qu’il faudrait inventer pour attester d’une exposition que je n’avais pas vue. Certes, il y avait bien eu ces nouvelles lointaines, ces extraits de vidéo et quelques instantanés de mers du sud. Et puis, bien après, ces longues conversations en regard d’un fleuve – La Loire. Il y était question de cultures fragmentées, d’individus emportés par un courant nommé globalisation, d’identités fracassées. Il y avait de l’inextricable dans ses paroles, une clarté souveraine aussi; sans doute celle d’un homme qui après une longue absence arrive enfin sur des rivages tant attendus : ceux de la connaissance. Rémi Boinot m’est toujours apparu comme un conteur, un homme feuilletant avec délectation l’invisible caché dans les plis du réel, plaçant ici quelques anecdotes sur les tours et détours de l’imaginaire ; puis, une fois constaté l’impuissance des mots, revenant en arrière pour puiser dans l’épaisseur de la matière le sujet à quelques œuvres ou détournements. Et toujours l’indéfinition comme étant plus porteuse de sens que toutes les sentences définitives.
Les quelques documents reçus attestaient de cela, de cette incertitude du sens, d’une fluidité du regard et de la pensée et de l’imprévisibilité manifeste dans les objets. On y voyait une chambre à air, quelques drapeaux, des photographies, des empreintes fragiles sur de longs papiers, des couleurs acides sur certains murs, et des mots, des mots comme pour mieux conjurer notre impossibilité à penser le « Tout-monde » comme disait Edouard Glissant.
« Dans le Tout-monde on ne se réalise que « dans » et « par » la Relation. » disait Patrick Chamoiseau. Rémi Boinot pourrait ajouter combien cette réalisation du Tout-monde se doit avant tout de surmonter l’absence, l’absence de l’autre comme miroir de nous-même. C’est sans doute cela qu’il convenait de percevoir dans son exposition à Blois.
Damien Sausset
Vues de l'exposition Quels Ailleurs Quel, Trengewekë hna oth à la fondation du Doute Blois, 2020
Welcome World, 2020
Installation, technique mixte, cadre, tapis, écorce
Dimensions Variables
Trengewekë hna oth, 2020
Installation, technique mixte : panneaux de bois, tissus à motifs, impression jets d'encre contrecollée sur Dibond, dessin, sculpture, son
Dimensions variables
Dessin-pacifique, 2019
Istallation de 9 dessins
Technique mixte sur papier
Dimensions : 29 cm x 40 cm chacun
Vexillolog, 2020
Installation, technique mixte : drapeaux, bois, cordes élastiques
Dimensions variables
LM & A (Louise Michel & Ataï), 2020
Installation, technique mixte : deux sagaies / sculptures, profils papiers
Dimensions : hauteur 158 cm
Journalier, janvier-fevrier 2018
4 dessins, technique mixte : encre etPosca sur papier
Dimensions : 14,8 x 21 cm chacun
Quel ailleurs Quel / Trengewekë hna oth - Texte de Yann Pérol
Rémi Boinot, « Ramin béni des eaux », artiste-presque qui, à l’individu, à sa singularité fantasmée, à son individualisme, appose un enchevêtrement d’invocations et de convocations comme pensée de son œuvre protéiforme. Aux intersections des références et des jeux de langages se trouvent les failles qui ouvrent sur l’ailleurs, et c’est là que Rémi plonge sa sonde et jette ses hameçons (toutes les conjonctions sont de la partie sauf le « mais »). Et c’est bien là que l’éclatement des mensonges tout humains qu’ils sont et que la mixtion des identités et cultures apparaissent sous forme de dessins , vidéos, installations et textes.
Causes et effets, conséquences et prémices s’hybrident en un fragile, le fugitif et l’éphémère s’entremêlent avec le mouvement inéluctable de l’Histoire-compresseur. La désinvolture feinte de l’artiste balaye une autorité et son définitif usurpateur.
En artiste trublion , il réaffirme que « les choses n’ont pas de signification, elles ont une existence »* et par ses différents types de regard qu’il pose sur le monde, Rémi Boinot brouille alors le regard de celui qui recevra en guise d’expérience artistique un indéterminé : les principaux registres de ses œuvres sont de l’ordre de l’humain (dans ses vérités culturelles, dans sa langue, dans la poétique de la mise à distance et de la nature de l’oubli de soi) tour à tour flamboyants, drôles, absurdes ou graves.
Pour l’exposition Quels ailleurs Quel, l’artiste Rémi Boinot est revenu les cales pleines à craquer d’un vol commis avec consentements. Il a ainsi rempli avec et par ses fantaisies une antichambre d’un monde en miroir inversé. Chaque parcelle de mémoire, la sienne et la nôtre, est le terreau de cette exposition où les usages (dans le plus profond de leurs origines) et les référents brûlants de l’actuel, deviennent l’exponentiel possible du poétique. Un cargo culte contemporain dont on ne saura qui est l’auteur, du regardeur, du mime ou de l’acteur, car Rémi Boinot est l’ethnologue d’un culte dont il est lui-même le prêtre.
* Fernando Pessoa in Gardeur de troupeaux, Éditions Unes, 2013
L.E.F, 2020
Installation, technique mixte: trétaux, poids, chenets
Dimensions variables
Jö, 2020
Installation vidéo, technique mixte : chambre à air, projection vidéo
Dimensions variables
Cher Rémi,
J’ai pris beaucoup de plaisir à construire avec toi cette installation
Quels ailleurs quel. Depuis 7 ans déjà, nous avons pris comme principe de ne concevoir que des expositions inédites, créées en collaboration avec les artistes. Ce fut le cas encore une fois avec toi et le résultat me semble particulièrement juste et correspondre à ton projet : justesse du propos, justesse des dialogues entre les formes, les espaces, entre tous les médiums que tu utilises : photos, dessins, sculptures, frottages, vidéos et bien sûr son ; justesse également du regard et de l’engagement que doit avoir l’artiste face à ce qu’il observe. Cette exposition-installation est politique, engagée, autant par le sujet qu’elle travaille que par le fort investissement de son auteur : souviens-toi le nombre de questionnements posés durant nos 3 semaines d’installation.
Alors dans ces cas-là, je rejoins les interrogations inscrites en blanc sur fond noir par Ben sur le mur des mots dans la cour du doute, car elles accompagnent toute création et tout créateur qui « s’engage ».
Comment faire pour :
« Eviter le talent
Eviter la variation
Eviter l’astuce
Eviter le superflu
Eviter la décoration,
Bref, si seulement je pouvais tout éviter »
Il faudrait rajouter pour ce qui concerne son exposition : comment éviter d’être l’ethnologue de ses découvertes, le documentariste de ses explorations ou l’aventurier de retour des îles ? Tant de questions et pas mal de difficultés … puisqu’ici nous parlons d’art, de la vision artistique d’un monde en question, dont l’avenir se jouera à l’issue d’un référendum sur l’indépendance de la Nouvelle Calédonie.
Artistique parce que poétique ; il est clair, pour moi, que tu construis, envisage, organise et conçois un « écart » entre forme et fond, écart qui caractérise justement toute production artistique, écart dans lequel se jouent détournements, inventions, mutations et fabrications d’images inattendues par rapport au sujet. Ce que nous avons réussi, me semble t-il, dans cette installation, c’est ce qui ressort de ton choix de décaler, multiplier les points de vue, les cadrages, les circulations autour des sujets …
Bref, je ne sais pas si tu es réellement un « artiste-presque », comme le dit Yann Pérol dans le texte qui accompagne le document de visite, mais si c’est le cas (et nous en sommes « presque » persuadés), tu rejoins ainsi la famille de tous les « artistes-presque » qui font la richesse de notre Fondation du doute, Ben Patterson, Geoffrey Hendicks et tous les artistes Fluxus qui ont continuellement désigné, comme toi, ce que l’on ne voit pas, décrit ce qui est là d’une manière inattendue. Chez toi comme pour eux, les mots renvoient à un « réalisme magique » qui opère à tout moment, en toute situation, et de façon ludique.
Alors bien sûr « artiste presque » mais comme on dit aujourd’hui, « pas que »,
« Artiste presque ailleurs », assurément.
Présentation d’Alain Goulesque, vernissage QAQ, 4 mars 2020