Noirs et sombres desseins
Antonia Birnbaum
Noirs et sombres desseins
Au milieu du chemin d’une exposition, je me retrouvai soudain devant une étendue obscure. Des feuilles du Monde, devenues crépusculaires à force d’avoir été saturées de traits de stylo bille : plans sombres où survient, flottante, une image en pleine page d’un homme spectral, en vêtements de sécurité, se superposant sur le plan imprimé, découpé par les articles, réclames, cartes et mots croisés. Ce dessin est sérié à d’autres, un crash spectaculaire sur une autoroute, un vol d’oiseaux, un entraîneur relevant un boxeur dans un ring. Quatre doubles pages se côtoient : leur juxtaposition produit un panneau monumental d’images, une partition de lieux et de territoires.
De ces dessins émane un rayonnement intrigant, inquiétant, dont l’étrangeté est d’autant plus frappante qu’elle tient d’abord à la couleur, à leur sombre tonalité. Si, comme tout art, ces dessins sont « le monde une deuxième fois » (Schopenhauer), alors ils le sont dans une certaine splendeur nocturne. Les territoires, images, surfaces, choses et signes se traversent, se déplient en une lumière singulière « entre chien et loup ».
Le regard est saisi par cette chose obscure. Sauf que chez Dante, l’errance a lieu dans l’obscur d’une forêt. Ici, l’errance réside entre les différents plans du dessin, énigmatiquement connectés, produisant une image à même des effets instables de surface. Une image qui sans cesse hésite à exister, vacille entre son unification et le morcellement qui l’habite, écartelée entre les différents plans qui la transportent.
Mais avant ce rapport à l’image ou en même temps, il y a le support, un papier journal. « La lecture du journal, le matin, écrit Hegel, est une sorte de prière réaliste. On oriente vers Dieu ou vers ce qu’est le monde son attitude à l’égard de ce monde. » N’étant pas moins hégelienne qu’une autre, j’oriente résolument mon attitude vers le monde. Tous les matins, je cède à la pulsion d’aller acheter le journal et de le lire en buvant mon café. Les pages sont posées à plat sur la table, lues à l’horizontale. Le Monde, lui, arrive l’après-midi dans la boîte aux lettres. La presse procure une enveloppe au monde, qui se dégrade chaque jour. Elle est un objet à péremption immédiate. On s’y informe de nouvelles qui ne valent que le temps de leur actualité : on les consomme. Celles d’hier sont aujourd’hui déjà obsolètes. Ce sont ces feuillets périmés qui procurent un support à cette série intitulée « point doc ». De cet amas inutilisable, proche d’une mémoire saturée, l’artiste tire le matériau d’une « peinture d’histoire pauvre ».
Le regard rencontre la trame, les titres, les photographies, du journal dans les interstices de la couleur obscure dont procède l’image qui les recouvre. Manière de restratifier, sur une seule surface, l’expérience habituelle de la contiguïté « texte et image », « signe et chose ». Mais est-ce vraiment une surface « une », et comment la parcourir ? Paul Pouvreau décrit la procédure de ses dessins : il choisit une image dans sa bibliothèque d’images photographiques, tirées de l’actualité, de l’art, des publicités, qu’il alimente régulièrement, puis choisit une double page du Monde, en tenant compte des stratifications de visibilités qu’induira la projection de l’image sur le support. Il en marque les contours sur la page, puis reproduit d’un lent labeur, à la main, l’image photographique, par remplissage plus ou moins condensé de la page avec son stylo à quatre couleurs. « Les marques répétées du stylo font peu à peu émerger le dessin. Pendant un certain temps, le sujet n’est pas visible. Les couleurs montent progressivement comme celles d’un tirage photographique plongé dans un révélateur. Les quatre couleurs possèdent les mêmes couleurs primaires que celles utilisées en photographie. » D’autres dessins, à la mine de crayon, laissent davantage transparaître le fond. Parfois le noircissement coloré est si unifié qu’il fait disparaître l’image censée sourdre de l’encrage. Il faut alors différencier une nouvelle fois le remplissage, noircir davantage encore certaines zones pour retrouver le contraste d’une visibilité qui s’arrache à l’obscur, du plus sombre au moins sombre.
Le regard s’y attarde, s’y perd. Les éléments se disjoignent. En sa visibilité, l’image est indifférente à son support matériel, la page saturée de signes de la feuille de journal. Elle survient par le remplissage simultané aux quatre couleurs qui franchit la distance entre le document photographique et sa réplique sur la feuille. A vrai dire, ces images — crash automobile, oiseaux, personnage spectral — ne sont pas là physiquement : elles se meuvent dans la pensée, émergent dans le regard, dans les connexions qu’il opère à même ces surfaces et matérialités hétérogènes. Images qui se génèrent en générant un plan inexistant, mental, de visibilité, là où « ce que tu vois n’est justement pas ce que tu vois ».
Les oiseaux font de la page imprimée un ciel de lettres à traverser. La Landbox — photographie d’une boîte de carton représentant des montagnes — transforme la double page en un étrange paysage encadré, un volume interne partagé entre une étendue journalistique du ciel et de la terre. Le personnage spectral peuple le Monde d’un futur inquiétant : proche de la science fiction, il fait écho aux silhouettes de réfugiés, cerclés de vert, qui fuient sans répit dans un tableau de Sigmar Polke. (Flüchtlinge, 1992).
Des lieux divers sont extraits d’images différentes, le remplissage coloré les incorpore à un nouveau territoire, complexe, où se raccordent de manière improbable architecture, paysage, corps et cosmos. Le regard prend plaisir à y déchiffrer, hors de tout sens, des informations périmées. Ainsi sur un dessin à la mine de plomb : « J.-P. Raffarin sillonne la campagne poitevine pour retrouver son siège au Sénat. » Ou encore, capté par le vacillement de l’image mentale, le regard s’hypnotise, déconnecte pour s’égarer contemplativement. Réveillé par un détail, une interférence des plans, il assemble les éléments, transforme les choses en signes, les signes en choses. Lecture, déconnexion, focalisation, agencement : autant de pratiques du regard, autant de dérives qui font de ces dessins touffus un moyen de « quitter la voie droite » et de s’enfoncer dans les dessus-dessous du monde sensible.L’expérimentation de l’obturation, du remplissage, entamés dans la série « .com » se poursuit et s’infléchit. Cette fois, il est question des documents et images qui font de notre monde une immense accumulation, un mouvement permanent d’échange de marchandises. Triviale au premier coup d’œil, la marchandise est pourtant une chose très complexe, « pleine de subtilités métaphysiques » écrit Marx. Standardisée, sérielle dans sa production, elle ne peut exister qu’ « à se vendre à tout prix ». Toujours accompagnées d’une étiquette, les marchandises prolifèrent dans leurs images, qui nous accostent, nous hèlent, clignotent, occupées sans relâche à se monnayer. L’échange produit un monde spéculaire : nos regards s’y usent à même les publicités diverses, fascicules immobiliers, magazines automobile, dépliants de sushi, coupons de supermarché. A vrai dire, cela fait longtemps que ces enveloppes visuelles ne nous « enchantent » plus. Leur surcharge de stimuli génère des zones de visibilité où le regard tend à s’économiser, à opérer automatiquement, par distraction. On les voit sans les voir.
Les dessins reprennent ces supports, investissent cette distraction, la font diverger d’elle-même. Soit une surface de page remplie de couleur bic verte et bleue, où percent, à intervalles réguliers, scooters et motos, saisis dans les couleurs criardes du magazine. L’effacement des prix désarrime leur équivalence visuelle de l’équivalence marchande. Le regard passe directement d’un scooter à l’autre, sans passer par l’argent. Il gagne en vitesse, passe dans la surface suivante, une étendue mauve où flottent des slips hommes et des culottes dentelle femme.
On se retrouve dans une manière d’histoire naturelle loufoque, où une multiplicité d’espèces de signes visuels sont groupées et différenciées par la couleur unifiée d’un fond. Il y a l’espèce « charcuterie disposée sur une planche en bois », l’espèce « slip homme ou culotte femme », l’espèce « bouteilles de vin en promotion », sur fond rouge. Sorte de dérive à partir de Linné, cette systématisation morphologique basée sur l’anatomie ressemblante des signes ne parvient jamais à fixer leurs équivalences visuelles : leur réel factice ne cesse de varier en échelle, de mélanger grandeurs, formats, supports. Ainsi, l’espèce « maison individuelle avec un bout de jardin vert », paraît bien plus petite que l’espèce « slip homme ou culotte femme de toutes les couleurs ». Enfin, dans un dessin strié de noir, un prix survient, détaché de tout objet : 4,50 €. Il flotte, libre, genre universel absolu, sans espèce dans laquelle se réaliser.
Face à ces plages colorées de signes, le regard distrait se dégourdit enfin, expérimente les distractions qui l’animent. En l’occurrence, l’artiste procède à rebours de la morale censée nous tenir lieu aujourd’hui d’art politique, dans lequel il s’agit de « dénoncer » le capitalisme global, de promouvoir le lien social, les « identités » dominées, et plus généralement de se mettre au service du Bien. Loin de cet idéalisme, les dessins de Pouvreau s’attachent aux visuels de la publicité cheap, à leurs calibrages ringards, leurs couleurs minables, bref à tout ce que le capitalisme produit et rejette comme « détritus visuels », et qui subsiste à l’intérieur de lui-même comme rebut, comme « existence paresseuse ». Desquamer ces « peaux mortes », vivifier les cadavres de la valorisation marchande : tel est le matérialisme pratiqué dans cette série.
Les dessins varient en procédure, en facture, ils varient leur zone d’intervention. Tantôt ils ressaisissent le matériau périmé de l’information dans la dimension de l’histoire. Tantôt ils descendent vers les conséquences, investissent les « chutes » visuelles qu’engendre en son sillage la valorisation marchande. Mais tous relaient les fractures du visible, en creusent l’immanence. Tous tendent vers cette dimension que Benjamin a appelée « l’illumination profane ».
Antonia Birnbaum, Paris, avril 2017