Accéder directement au contenu principal du site

LES HYBRIDES SONT LÂCHÉS

Philippe Dagen, 2014, M le magazine du Monde

Portrait croisé de trois jeunes peintres français, Johann Rivat, Marie-Anita Gaube et Jean-Xavier Renaud. Jeux vidéo, journaux télévisés, cinéma, mais aussi scènes de rue… Ils s’approprient les images qui nous entourent pour composer leurs toiles en toute liberté. Portrait croisé de trois jeunes peintres français aux univers foisonnants.

Une nouvelle génération de peintres, placée sous le signe de la liberté, serait-elle en train d’apparaître ? En octobre, Johann Rivat a eu sa deuxième exposition personnelle dans une galerie parisienne, chez Metropolis. Ces jours-ci, Marie-Anita Gaube et Jean-Xavier Renaud exposent pour la première fois en solo, elle à la Progress Gallery, lui à la galerie Dukan. Pourquoi rapprocher ces trois peintres ? Parce qu’ils ont moins de 40 ans, mais surtout parce que leurs œuvres, tout en ne se ressemblant en rien, ont un point commun : composées d’éléments très explicitement figuratifs, elles n’en sont pas moins totalement libres. Elles font chavirer les perspectives, le haut et le bas, le proche et le lointain. Corps ou architectures flottent. Des formes se superposent ou s’hybrident.

Les titres de leurs œuvres n’aident pas forcément le spectateur à comprendre. Gaube a ainsi baptisé Le Dernier Mouvement une sorte de paysage avec balançoire et vivants spectraux. Renaud préfère les jeux de mots à tiroirs et, de préférence, scabreux. L’exposition de Rivat, elle, se nommait « Uncivilized # ». « Les titres deviennent finalement des questions », note Gaube. On est prévenu.

DEVANT DES ÉCRANS ET DANS LA RUE

Et cependant la sensation de familiarité est très forte. Tout ce qui apparaît sur la toile, le carton ou le papier, s’identifie à l’instant. Si ces peintures sont d’aujourd’hui, c’est, pour une grande part, parce que leurs auteurs s’approvisionnent en images aussi bien devant des écrans que dans la rue. Renaud s’avoue gros consommateur de jeux vidéo : « Je baigne dans cette culture populaire depuis trente ans. Pour lui, «c’est un environnement très stimulant dans lequel les formes, les couleurs, le temps, l’espace, les possibles sont un bel exemple d’ingénierie visuelle».

Rivat se réfère à « l’observation quotidienne de “l’ordre journalier du monde”. Les images dont je m’inspire proviennent souvent de quotidiens et de bulletins d’information, qu’ils soient papier, virtuels ou audiovisuels ».

Gaube, quant à elle, rappelle la « temporalité hystérique du montage » dans le film d’Eisenstein Que viva Mexico pour évoquer ses propres collectes « d’images de rassemblements humains, de festivals, de communautés, de parcs d’attractions, de manifestations » retravaillées par le collage.

OUVRIR DES BRÈCHES

Rassemblements, carnavals, manifestations… ainsi retrouve-t-on le quotidien collectif. Emeutes et combats de rue sont l’un des motifs de Rivat. Renaud, qui se définit à la fois comme artiste et comme conseiller municipal de son village – il a été battu aux dernières élections –, s’inspire de son environnement immédiat. « Ma commune, Hauteville-Lompnes, dans l’Ain, est un poste d’observation privilégié car accessible (4 200 habitants). Les batailles politiques auxquelles je participe résonnent avec les enjeux nationaux ou mondiaux (gaz de schiste, système de santé, demandeurs d’asile…). Cet engagement nourrit mon besoin de commenter le réel. » Se moquant de lui-même, il cite Courbet, peintre politique par excellence.

Et Rivat, comme en écho : « Post-punk, contre-culture, indignés, révolutionnaires et contestataires, résistances et désir d’en finir avec les injustices et les aberrations grandissantes d’un système suscitent chez moi un intérêt et me parlent. » Ces artistes ne vivent pas hors du monde et ne croient pas à l’autonomie de l’art. Ce serait même l’inverse : il s’agit de tenir tête et d’ouvrir des brèches.

UNE ENTIÈRE LIBERTÉ

Mais pourquoi la peinture plutôt qu’un autre mode d’expression ? Parce qu’elle permet une entière liberté, celle de la transposition, du fantastique, de la caricature, de la fable, du mythe. Leurs références artistiques le confirment. Renaud se réclame de George Grosz, Jörg Immendorff, Roland Topor et Marc Desgrandchamps. Marie-Anita Gaube se souvient de sa découverte de Bosch et Breughel au Prado : « Ce fut tout un monde, toute une histoire qui se mit à vivre. » Elle évoque aussi Giorgio De Chirico et Philip Guston, « dont les personnages parfois difformes ou exagérément grands, aux tons roses, paraissaient tous rendus malades par le monde dans lequel ils étaient pris ». Pêle-mêle, Rivat cite des écrivains – George Orwell, William Burroughs, Cormac McCarthy –, le cinéaste David Cronenberg, le peintre Jérôme Bosch ou encore la série télé « The Walking Dead ». Un échantillon représentatif des images entrant en collision dans nos mémoires.

Que l’on ne pense pas pour autant que leurs œuvres soient tragiques ou funèbres. Tous trois ont l’amour de la couleur paroxystique et des dissonances stridentes. Il arrive à Renaud de glisser vers des paysages presque idylliques et des nudités gracieuses. Rivat rêve des architectures de science-fiction dans une nature lumineuse. Les paysages de Gaube sont édéniques, du moins au premier regard. Quand le monde est désespérant, les plaisirs de la peinture n’en sont que plus désirables.

© Adagp, Paris