Entretien avec Delphine Masson et Isabelle Reiher
Catalogue de l'exposition Odyssées, CCC OD, Tours, 2020
- Comment as-tu commencé la peinture ? Était-ce lors de ta formation à l'École des Beaux-Arts de Lyon ?
J'ai passé mon concours d'entrée aux Beaux-Arts en ne présentant que de la peinture. Mais cette école - certainement comme beaucoup d'autres à l'époque - n'encourageait pas tellement l'enseignement de cette pratique. Et quand elle l'abordait, c'était dans une approche très conceptuelle qui était à l'opposé de ce que je faisais. C'est pourquoi je me suis surtout consacrée à l'installation et à la sculpture pendant mes études. Ma pratique a véritablement changé lorsque j'ai passé un an au Mexique pendant mon cursus. L'envie de peindre est revenue là-bas. Tout d'abord en découvrant les fresques de Diego Rivera au Palacio Nacional à Mexico. Même si ce n'est pas un artiste de référence pour moi, ses œuvres m'ont fortement impressionnée par leur aspect politique et révolutionnaire, mais aussi par leur monumentalité, leur façon de s'intégrer à l'architecture et de nous faire entrer dans la peinture. Le Mexique m'a aussi marquée par ses couleurs et ses lumières qui sont restées imprimées dans ma mémoire visuelle.
- Ce voyage a donc été un moment déterminant dans ta décision de devenir peintre.
Oui, car je me suis vraiment mise à peindre dès mon retour. C'était ma dernière année à l'Ecole des Beaux-Arts de Lyon et j'ai dû batailler pour imposer ce choix, car je n'avais pratiquement fait que de la sculpture depuis quatre ans. Rétrospectivement, je suis plutôt heureuse de ne pas avoir été encouragée à faire de la peinture car cela m'a permis de me former toute seule, de trouver des références très personnelles sans être influencée. J'ai ainsi eu l'opportunité d'inventer mon travail et de développer un univers qui m'est propre.
- Est-ce également ton séjour au Mexique qui a influencé l'exotisme qui règne dans tes tableaux ?
Je suis bien obligée de reconnaître cette influence dans mes paysages et mes motifs ! Mais au-delà de ces réminiscences, je crois que je ne pourrais pas m'empêcher d'introduire de l'exotisme dans ma peinture. C'est presque inconscient. Cela correspond à ce que j'aime avant tout : qu'il y ait de la vie, que ce soit florissant. Cette nature exotique a aussi un rapport avec mes influences plus lointaines : la peinture flamande, les livres d'heures et bien évidemment la peinture de Jérôme Bosch avec son Jardin d'Eden très exotique, ces fleurs, ces arbres imaginaires, ces couleurs presque psychédéliques. Il y a quelque chose de cet ordre-là dans ma peinture : du surnaturel.
- Est-ce que cela demande une énergie particulière de travailler dans le champ de l'imaginaire ?
Je crée un monde de toutes pièces. Mes peintures procèdent donc d'images mentales que j'invente totalement. Il m'arrive parfois de travailler à partir d'images existantes, mais ce ne sont que des supports, des points de départ. Il est très difficile de passer de l'image mentale à l'image picturale. Cela demande beaucoup de concentration et de disponibilité pour faire travailler la créativité. Quand je peins, je dois chaque fois entrer dans mon monde.
Voilà comment je travaille en ce moment : lorsque j'arrive à l'atelier le matin, j'essaie d'imaginer l'atmosphère qui règne dans mes peintures. Le temps qu'il y fait, la chaleur, l'humidité, le bruit, les odeurs, etc. Les images et les couleurs peuvent provenir de cette atmosphère qui resurgit. Elles peuvent aussi être issues de souvenirs. Je dois me poser des questions en permanence : que se passe-t-il dans cette scène, que raconte-t-elle ? Lorsque je peins un personnage avec une gestuelle particulière, parfois absurde, je dois me relier à lui avec ma propre posture, entrer dans son corps et retrouver son énergie.
- Y-a-t-il une dimension narrative dans tes tableaux, des histoires qu'ils chercheraient à nous raconter ?
J'ai besoin de me raconter des histoires pour créer. C'est ma manière d'entrer dans le sujet. J'imagine ce qui se passe sur la toile, mais aussi au-delà de la scène que je peins. Il y a donc une multitude d'histoires dans chacune de mes peintures, mais le spectateur n'en a pas forcément la clé. C'est presque onirique, il y a une part de rêve même si je n'aime pas employer ce terme.
- Pourquoi n'aimes-tu pas parler de rêve à propos de ton travail ?
Ce que je peins va bien au-delà du rêve. C'est une réponse au monde qui m'entoure. Mon travail se situe entre l'utopie et la dystopie. Il est plutôt de l'ordre de l'hétérotopie. De façon plus générale, je pense que la peinture elle-même est une hétérotopie : elle construit un espace autre, un espace qui est physique puisqu'on peut le regarder.
Pour moi, le rêve est juste une porte d'entrée. Il m'évite de reproduire la réalité, car le réalisme ne m'intéresse pas. Mais je ne peins pas des rêves, je peins ma vision du monde. Je me sers d'éléments issus du réel, mais je les transforme et je les déplace dans un autre espace. C'est une façon de faire basculer le monde dans lequel je vis vers autre chose, de le re-créer.
- Cela passe par la composition d'espaces picturaux très particuliers. Dans « Hidden Space » par exemple, il y a ces sortes d'écrans qui font partir le regard dans plusieurs directions, pendant qu'une cible nous ramène toujours au point de fuite.
Beaucoup de mes peintures procèdent de ce type de construction que j'appelle « escarpiste », c'est-à-dire dans laquelle le regard s'échappe. Soit parce qu'il y a des ouvertures dans l'image, soit parce que je joue avec des perspectives inversées pour inclure le spectateur dans l'univers de la toile, comme si le point de fuite se retrouvait derrière lui. J'utilise souvent plusieurs points de fuite qui partent dans différentes directions et font éclater l'espace. C'est quelque chose qu'on trouve beaucoup chez David Hockney. On retrouve également des perspectives « escarpistes » dans la peinture flamande du début de la Renaissance, avec des espaces qui s'imbriquent de façon kaléidoscopique. Le sujet peut ainsi se développer dans une vision panoptique, au sein de différents espaces. C'est ce que je recherche dans mes peintures. Cela me permet de déplier le sujet, d'offrir une lecture de l'image dans le temps, de faire défiler la narration. C'est une façon d'introduire du mouvement dans mes tableaux.
- En cherchant à introduire de la durée dans l'image picturale, tu sembles envisager tes peintures comme de petits films.
Effectivement, je conçois presque mes tableaux comme des scénarios. D'ailleurs, je fais souvent l'analogie avec le montage cinématographique pour parler de mes compositions qui juxtaposent des éléments hétérogènes. J'ai été très marquée par le cinéma d'Eisenstein, notamment par « Que viva Mexico » qui alterne des séquences en noir et blanc et d'autres en couleurs. Eisenstein parlait de sa volonté de créer une hystérie visuelle à travers son montage. Dans ma manière de composer mes peintures, on retrouve cet aspect hystérique, intranquille et même dérangeant. Les images et les couleurs s'entrechoquent. Il n'y a aucun endroit où poser le regard, tout est instable, tout est en mouvement. Les notions de rythme et de musicalité sont essentielles dans ma façon d'aborder mes compositions et l'aspect chromatique de mes peintures. Elles sont très sonores, parfois bruyantes.
- La figure humaine est omniprésente dans tes œuvres. Mais curieusement, elle est souvent fantomatique.
Il y a en effet toujours une présence humaine, même quand il n'y a pas de personnage sur la toile. Cette présence peut être exprimée par autre chose, un objet, une chaise, etc. Le corps est alors représenté par son absence. On trouve aussi beaucoup de corps fragmentés dans mes peintures. Des corps coupés, décomposés, décharnés. Ils sont parfois cachés ou transparents, comme dissous dans le paysage. C'est le travail du feuil et des lavis, qui me permet de jouer avec la transparence et le degré de présence d'une forme. C'est vrai qu'il y a une certaine fragilité dans les corps que je représente. Ils semblent souvent suspendus, prêts à s'écrouler, vaporeux ou en état de métamorphose. Cet état de fragilité peut aussi passer par une gestuelle absurde à la limite du burlesque, à la Buster Keaton.
- Il y a une grande ambivalence dans ton travail, qui est tout autant du côté de la vie que de la mort. Comment expliques-tu ce besoin d'introduire une part de morbidité dans cette beauté paradisiaque de que tu peins ?
Les mondes que je peins semblent édéniques, mais leurs personnages partent un peu à la dérive. Les sujets que je choisis ont quelque chose d'éphémère, quelque chose qui glisse. C'est loin d'être rose en effet. Par exemple, le personnage étendu dans « Le parloir céleste » peut évoquer le plaisir d'un bain de soleil. Mais cette posture a aussi un aspect angoissant : c'est une sorte de gisant, avec la peau qui semble même un peu brûlée. C'est très solaire, mais c'est un soleil qui irradie, qui brûle, qui détruit. Je ne l'exprime pas forcément, mais les notions de mort et d'impermanence m'intéressent profondément. Beaucoup de mes toiles traitent de ces peurs archaïques et des rituels inventés autour de ces questions. Cela explique mon attrait pour les masques et la théâtralité. Aborder cette peur de la mort et de la perte reste « la » question universelle auquel l'humain est confronté et à laquelle il ne pourra jamais répondre.
- De quoi traitent les nouvelles toiles que tu as réalisées spécifiquement pour l'exposition ?
Dans mes précédentes peintures, les corps avaient une place secondaire. Depuis la fin de 2019, ce rapport tend à s'inverser : les personnages occupent une position plus frontale sur la toile, ils sont moins flottants qu'auparavant. En passant au premier plan, chaque geste prend de l'importance et exprime quelque chose de plus précis. C'est ce qui m'a amenée à réaliser trois toiles dans lesquelles j'aborde plus spécifiquement la question du corps à travers sa gestuelle. Chacune représente une posture qui m'évoque un sentiment particulier. Il s'agit de corps dansants, de corps en extase ou en transe. Je me suis beaucoup inspirée de la danse, notamment des mouvements de basculement, de chute et d'ascension que l'on voit chez Pina Bausch ou Martha Graham.
- Le corps semble devenir un sujet à part entière de ta peinture. Est-ce que cela implique une autre façon de le représenter ?
L'hétérogénéité, la profusion d'éléments et de détails qui se juxtaposent dans un environnement reste un aspect constitutif de mon univers. Il y a toujours une multitude de peintures dans chacune de mes peintures. Mais ces nouvelles œuvres comportent moins de narrations, le corps n'est plus perdu au milieu d'autre chose : il est effectivement le véritable sujet du tableau. Cela m'a amenée à le peindre différemment. La chair par exemple n'est pas traitée comme telle. Les corps sont moins dessinés, moins contenus dans leur enveloppe. Ils sont vaporeux, fragmentés, déformés et très colorés. Il y a une recherche particulière sur la couleur, dans l'expression d'un caractère, d'un sentiment ou d'une sensation. Plus que des corps, ce sont surtout des énergies que j'ai voulu représenter à travers eux.
Cela me fait penser à la façon dont Francis Bacon abordait le corps. Non pas en s'intéressant à son aspect extérieur mais en explorant son intériorité, la sensation de ce corps dans l'espace, son âme en quelque sorte. C'est quelque chose que j'avais aussi en tête en peignant ces nouveaux tableaux qui constituent, me semble-t-il, un tournant dans mon travail.
- Au CCC OD, tu exposes dans un espace qui a la particularité d'être noir. Comment envisages-tu ce contexte d'exposition et cette expérience pour ta peinture ? Comment ta couleur réagit-elle ?
Au départ, je dois avouer que cette salle me faisait très peur. Mais je suis surprise par le résultat. Le noir met vraiment en valeur les couleurs. Mes peintures sont assez bruyantes. Or, le mur noir a tendance à calmer la toile, à lui apporter quelque chose de plus intimiste. Il vient apaiser ces peintures qui crient. C'est comme si elles se retrouvaient dans un caisson, comme si chacune pouvait s'exprimer sans interférer sur l'autre. Je construis toujours mes expositions de la même façon que j'imagine mes peintures : en me racontant des histoires. C'est une suite logique d'événements que je mets en espace. C'est très intéressant pour moi de découvrir quelles nouvelles relations se tissent entre mes peintures dans cette galerie noire.