Ultimo and the clusters
EAC Camille Lambert, 2018
Parcourir du regard les compositions de Claire Trotignon revient à accepter pour un temps et par soubresauts de tomber nez- à-nez avec le vide. De renouer avec les perceptions des rêves sans repères. Nulle entrée, nulle sortie dans ses espaces construits comme des non-lieux. Les dessins de Claire Trotignon sans hommes mais non déshumanisés agissent en effet comme de brillants leurres. Alors qu’ils semblent représenter et énoncer le familier - ici un arbre, là une maison - ces derniers sont nourris de détails qui défient l’ordre du réel et déstabilisent quiconque voudrait y retrouver, physiquement, sa voie.
De loin, tout porte à croire qu’une balade tranquille pourrait avoir lieu dans ces archipels dentelés, ces cartographies aux pentes douces. Mais de près, les chemins sont sans jonction entre eux, les paysages sans ciels. Les portes s’ouvrent sur des marges blanches et les voûtes soutiennent des murs qui n’existent pas. Aussi seul l’imaginaire comme machine à fantasmes peut-il arpenter ce terrain bien plus mental que géographique.
Dès lors, un trouble précieux émane de cette apparente figuration. Trouble qui n’est pas sans convoquer le pacte que le théâtre établit avec son public. Mais à la différence d’un spectateur qui a conscience que le décor est convention, ici rien n’est confessé, - pourquoi, du reste, devrait-il l’être ? – et c’est au seul regardeur de trouver son orientation, sa boussole, ses propres appuis. Quitte à ce que l’appui soit le vide comme structure.
Le principe est énoncé clairement : « lorsque le paysage devient trop reconnaissable et identifiable, je m’arrête » affirme l’artiste. Voilà pourquoi sans doute ses paysages sont-ils composés de différents apports et de plusieurs techniques, multiplicité qui permet notamment l’irruption du volume et de la perspective.
Dans sa première série Landscape(s), en noir et blanc, sérigraphiée, cohabitent dessins au crayon et au rotring ainsi que fragments de gravures des XVII, XVIII et XIXe siècles, collectées puis découpées au scalpel. Le choix de sérigraphier cet ensemble composite associant dessins et collage n’est pas anodin car il met sur le même plan différents auteurs et par voie de conséquence différentes strates de l’histoire de l’art.
Dans ce palimpseste qui met en présence tracés libres et tracés classiques et maîtrisés propres aux gravures anciennes, se joue une partition vertigineuse où la véracité historique trouve son écho libre et contemporain.
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De la gravure, Claire Trotignon a conservé l’esprit et non la lettre. Avec le temps, cette technique est devenue une source vive
de sa pratique mais vis-à-vis de laquelle elle a trouvé une juste distance pour en faire un medium. Certes, elle a appris à graver
; sur cuivre, sur zinc, a pratiqué l’eau forte et la pointe sèche, mais elle a toujours veillé à faire vaciller une représentation trop classique de l’espace. À cet égard, elle est touchée par la naïveté des perspectives incohérentes et inexactes des primitifs italiens, en témoigne pleinement sa série Private place.
De sa formation de graveuse, elle garde le papier que l’on passe sous presse. Elle l’utilise aujourd’hui encore et reste fidèle à certaines règles classiques, par exemple celle des « tiers » ou encore à cette marge blanche qui respecte la caractéristique d’une mise en place centrale. En contrepoint, l’utilisation de couleurs vives, vert céladon et rose pâle, joue ce rôle de réhausse des temps présents et contextuels.
De la même façon qu’elle trouve une liberté à l’égard de la gravure, elle émancipe le dessin de son cadre traditionnel. D’une part, en éclatant ses compositions jusqu’à des marges et des confins toujours plus lointains. Le dessin devient déflagration, arrêt sur image d’une explosion latente, certains éléments semblant vouloir sortir du cadre. D’autre part, en gagnant les territoires de l’installation. Comment en effet donner corps à ses dessins ? À l’Espace d’art contemporain Camille Lambert, elle y a répondu en leur donnant vie. Elle offre ainsi au visiteur la possibilité de déambuler à travers le vide, les réserves, de ses espaces dessinés. Et le plan devient volume.
Dans sa récente série High naper study liner, le travail se développe cette fois sur du Liner (membrane PVC recouvrant les parois des piscines). La couleur du support, un bleu turquoise et vif, ouvre de nouvelles perspectives. Le bleu a remplacé le blanc, mais le vide est toujours là comme structure et appui fondamental. Si pour Aristote la nature a horreur du vide, pour Claire Trotignon cette modalité d’absence est, sinon essentielle, bouleversante.
Léa Chauvel-Lévy