Winterreise
Winterreise, de Denis Briand
Voyage d’hiver
Mein Herz, in diesem Bache
erkennst du nun dein Bild?
Ob’s unter seiner Rinde
wohl auch so reißend schwillt?
À l’entrée de la Galerie Art & Essai deux sculptures se font face. Parallèles au mur le plus long, ces deux pièces complémentaires, intitulées Enseigne et Écrans (2013), figurent une sorte d’enseigne éclatée. Un dispositif d’éclairage de tubes fluorescents est surélevé par un portique, mais dissocié de l’image ou du message qu’une enseigne devrait rendre plus lumineux. En face, Écrans présente une image imprimée en noir sur une plaque de Plexiglas, insérée dans un cadre d’aluminium qui semble s’être détaché d’Enseigne. Endroit et envers permettant ou non la visibilité de l’image selon que les néons produisent un effet de translucidité ou de reflet. De ce point de vue, ces deux sculptures sont autant œuvres éclairées qu’œuvres éclairantes. Cette oscillation tient une grande importance dans le travail de Bernard Calet, en convoquant deux possibilités de production d’image via les écrans : la projection et l’émanation, opérant respectivement par lumière réfléchissante et lumière traversante.
Reprenant le dispositif d’une sculpture présentée à La Rochelle en 2011, Foule, les deux pièces Écrans et Enseigne, permettent au visiteur de s’insérer entre les deux « surfaces » et d’entrer littéralement dans le dispositif généralement ostentatoire de l’enseigne, lui permettant d’en saisir le principe pratique et spatial, mais également en y participant comme éventuel figurant de l’image.
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L’image d’Écrans représente, en légère perspective plongeante, une vue de pavillons entourés d’immeubles. Image visible en transparence lorsque l’on se place face à l’écran de façon à laisser les néons d’Enseigne à l’arrière plan. Sans cet alignement l’image permet seulement de percevoir sa surface sombre, ponctuée des minuscules trous de la trame par laquelle elle peut inscrire sa lisibilité. Le principe, les éléments et matériaux de ces deux sculptures sont assez emblématiques du travail récent de Bernard Calet et donnent ici la mesure de l’exposition Winterreise.
La récurrence des écrans dans le travail de l’artiste souligne son intérêt pour le transport des images. Si ce déplacement n’est pas toujours produit par la projection lumineuse, le dispositif en est pourtant régulièrement convoqué. Ce n’est pas tout à fait un hasard si les microbilles de verre réfléchissantes qu’il adjoint à la peinture blanche qui recouvre la toile de certaines de ses pièces, servent à la signalisation routière, mais surtout à la fabrication des écrans de cinéma. Le scintillement de la surface produit par le recouvrement des microbilles se retrouve d’ailleurs dans Réalité augmentée – Parpaing (2013). Les éléments qui composent cette œuvre, structures ajourées en acier peint, au format standard des parpaings de maçonnerie plus un centimètre pour chaque dimension, sur lesquelles des surfaces de toile sont tendues et recouvertes de ce matériau pictural, disposés en opus quadratum, amorcent l’élévation de murets en construction, ou peut-être les vestiges de façades démontées. On sait combien le « mur » est devenu l’élément obsédant des conflits territoriaux contemporains.
Sur le mur de la galerie opposé à celui le long duquel s’établissent Écrans et Enseigne, un mot en lettres de néon : Figurant, s’étend d’un bord à l’autre. Cette œuvre évoque celui dont seule la présence silencieuse est requise. S’il n’est pas dénué pour autant de pensée, le « figurant » n’est pas sensé l’exprimer. S’il est visible, il n’est pas sensé être le centre de l’attention. Il lui faut demeurer dans cette posture contradictoire d’une « visibilité invisible ». En prenant une part accessoire à l’action, cet « acteur de complément », ce background actor, assure un petit rôle qui ne nécessite pas d’en faire un sujet identifié. Mais Figurant pourrait être également le participe présent d’une action en cours, ou bien le complément absolu limité au sujet et à son prédicat. Autant de perspectives possibles qui laissent en suspend la nature du destinataire ou du sujet de cette locution. Pourrait-il exister quelques métaphores à évoquer sur les situations de « figurant » produites par le nouvel état du monde ? L’écriture lumineuse de Figurant se réfléchit alors sur les autres sculptures qui composent l’exposition, elle donne sa lumière dominante, froide et hivernale, à l’exposition Winterreise, faisant face à celle de même tonalité produite par les cinq néons d’Enseigne.
Les notions de passages et de déplacements sont au cœur de la pratique de Bernard Calet, et celle-ci renvoie régulièrement à l’habitat. Ainsi architecture, espace domestique et espace public sont travaillés à partir de certains de leurs stéréotypes. On peut les retrouver dans la série Ville Figure, commencée en 2011, dont il existe à ce jour 5 éléments. Cette série est constituée de dessins au trait, réalisés numériquement d’après des photographies de quartiers citadins. Mais le choix opéré par Bernard Calet privilégie des zones d’urbanisation sans caractéristiques remarquables, ou plutôt elles se remarquent par leur banalité. Une fois redessinées à la façon des projets urbanistiques produits par les sociétés immobilières, ces images apparaissent comme des stéréotypes de la ville, interchangeables et anonymes. Ainsi Ville Figure (La Rochelle) (2011), aurait tout aussi bien pu figurer un quartier rennais, et le dernier dessin réalisé pour l’exposition Winterreise, dont l’image d’origine est une vue du quartier de Villejean, proche du campus universitaire où se situe la galerie Art & Essai, pourrait suggérer quelques perspectives nord américaines… De chaque côté de ces dessins les lignes horizontales des bâtiments dessinés ont été prolongées jusqu’aux bords de l’image. Chacun peut ainsi s’associer à un autre, dans n’importe quelle combinaison, comme si elle appartenait à même ensemble panoramique infini. Sorte de No Stop City horizontale la série Ville Figure se complète au fur et à mesure des expositions de l’artiste par une nouvelle vue de la ville dans laquelle il expose. Ces villes sont pourtant bien différentes les unes des autres, il est peu probable en effet que La Rochelle ressemble à Rennes, mais on connait cependant la grande conformité des espaces urbains périphériques, des quartiers d’affaires et des zones commerçantes des sociétés occidentales développées. Sur les dessins Ville Figure de petits personnages apparaissent, toujours présentés de dos, s’éloignant de nous, ce sont les seuls points colorés de l’image. Certains aspects de cette série pourraient suggérer quelques dessins d’Archigram, mais au sein desquels toute utopie « libertaire » aurait disparu.
Construction (2010) fait indéniablement penser aux Mirror Cubes de Robert Morris. Cinq « boîtes » réalisées en Dibon miroir découpé et plié, sont disposées dans l’espace, deux sont superposées. Il faut avoir vu ces sculptures sur le parquet de l’Espace d’Art Contemporain de La Rochelle, lors de l’exposition Entretemps en 2011, pour constater leur étrange ressemblance avec celle de l’artiste américain, notamment dans leur première présentation à la Green Gallery de New York en 1965 ! Mais ressemblance ne signifie pas identité. Les cubes miroir de Morris semblaient à la fois achever le projet minimaliste et en ouvrir la tautologie en parasitant leur clôture par les reflets changeants de leur surface réfléchissante. Mais dans les pièces de Bernard Calet, pas de résistance à toute perception séparée, ni de rêve visuel de la même chose, caractéristiques des objets minimalistes. Avec les miroirs, comme le déclarait Morris, « on peut agrandir l’espace et éprouver le réel et l’illusion en même temps. » Les volumes de Construction montrent d’emblée leur potentialité de contenant et laisse entrevoir leur vide. Elles ont les proportions d’une boîte de carton utilisée pour les déménagements. Pour ces œuvres, Bernard Calet se souvient qu’il a été chauffeur déménageur et cette expérience marquante a déjà induit plusieurs pièces antérieures annonçant Construction. En 2003, Mise en demeure est une série d’impressions numériques sur bâche de photographies d’intérieurs de camion de déménagement. Citons encore 3m3 (2008) ou Translation (2009), décrit comme « volume d’un véritable déménagement sur plateau de bois ». Tout ce que l’on possède de vraiment important tiendrait peut-être dans une boîte, et Bernard Calet évoque l’étrange sentiment éprouvé au constat que toute notre vie matérielle tient dans quelques cartons…
Il ne faudrait pas se laisser prendre aux titres apparemment descriptifs des œuvres. Si Écrans, Enseigne, Figurant ou Construction, semblent bien montrer ce que leur titre désigne, la déduction d’une visée tautologique des œuvres serait sans doute une fausse piste. Ici, à la place de « What you see is what you see », il faudrait plutôt énoncer : « What you see is what you don’t see ». Avec leurs dispositifs de structures, de portiques, d’éclairage, l’importance de leur envers et de leur intérieur, les œuvres « montrent » ce qui est habituellement dissimulé et révèlent comment tiennent et se composent les choses qui font l’art. L’importance du langage est ici déterminante en ce qu’il est également le lieu des opérations de déplacements et de reconfigurations. Les titres Réalité augmentée – Parpaing et Réalité augmentée – Paysage pourraient sur ce point s’avérer explicites. Il s’agit bien d’évoquer simulation et représentation numérisées notamment en raison de l’omniprésence des écrans, mais également d’indiquer les effets de réflexion des surfaces recouvertes de microbilles de verre réfléchissantes. À la manière d’écrans fragmentés déployés dans l’espace, ces sculptures captent la lumière diffuse et changent sans cesse d’aspect au gré de nos déambulations. S’il y a amplification d’une quelconque réalité, c’est bien celle fugitive de la captation d’un instant où la lumière donne un certain velouté à la surface, comme si elle était faite d’une épaisseur cotonneuse, alors que l’instant d’après elle a déjà retrouvé sa matité.
Ce rapport au langage se développe dans plusieurs œuvres de Bernard Calet où se déclinent mots, phrases ou expressions avec une variété de médiums correspondant à sa pratique ouverte. Un des plus récentes, la série Tablette (2011), est constituée de plaques de verre découpées accrochées au mur grâce à des plots en acier. Les découpes sont celles de phrases poncifs dont on pourra retenir le caractère programmatique de l’une d’entre elles pour conclure : « à reprendre depuis le début »…
Denis Briand Janvier 2013
Winterreise, exposition personnelle du 17 janvier au 22 février 2013 Galerie Art & Essai, Université Rennes 2 Texte pour le journal d’exposition n° 19, janvier 2013
Wilhem Müller, « Auf dem Flusse », Winterreise, 1821-1822, « Sur le Fleuve », dernière strophe : « Mon cœur, dans ce ruisseau, Reconnais-tu ton image ? Sous sa croûte de glace, Le bouillonnement est-il toujours violent ? »
Winterreise est également le titre d’une suite de 24 lieder pour piano et voix, composés par Franz Shubert en 1827 sur des poèmes de Wilhem Müller.
Il faut à ce propos mentionner la pièce « Prochainement sur cet écran », présentée à la Mam Galerie de Rouen en 2009. Elle est constituée d’un écran en Dibon miroir dans lequel les lettres du titre ont été découpées et évidées, laissant voir à travers l’arrière plan de l’installation. Robert Morris, Robert Morris. From Mnemosyne to Clio : The Mirror to the Labyrinth (1998-1999-2000), Lyon/Paris, Musée d’art contemporain de Lyon/Skira, 2000, p. 114.
Constructions, 2011
Dibon miroir découpé plié, 90 x 60 x 88 cm, au dessus 90 x 60 x 88 cm et à droite 90 x 60 x 88
Réalité Augmentée Parpaing, 2013