Pour l'instant, il est possible que ce soit très bien ainsi
« Pour l'instant, il est possible que ce soit très bien ainsi », est un texte écrit pour la revue Papier Machine sur le thème de la corne. Le sujet est ici abordée sous l’axe de la pénibilité au travail et de l’usure des corps machines.
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Mise en page et photos : Harold Mollet & Ségolène Thuillart



Extraits
- ELLE -
Tu sais que ma mère n’a plus mal au dos depuis qu’elle a arrêté de travailler ? Elle a eu mal au dos pendant des années, elle a fait des exercices, c’était une charge, c’était pas forcément à cause de ses gestes, c’est sa position dans le travail qui était contraignante. Tu la connais ma mère, tu l’as bien vu, elle a pas l’air mal en point mais elle a pas pu se faire opérer, et elle s’est faite licencier pour faute grave, tout ça parce qu’elle pouvait plus se tenir debout et qu’elle se faisait harceler pour ça.
C’est parce qu’elle s’est faite harceler qu’elle a pu partir…
C’est plusieurs choses qui se sont pliées au final.
- IL -
Tu la vois comment ? Comment tu la vois ? A quel moment tu la vois ou plutôt à quel moment elle apparait ? La cassure, la pliure ? Finalement, tout s’accumule petit à petit, comme un barrage qui craque, qui cède, comme un dos qui fait souffrir un matin. C’était quel matin ? Tu l’as su en t’endormant ? Tu sais qu’ils ont foutu des capteurs dans toute une montagne vers Grenoble, au cas où elle s’effondre. Tu crois qu’ils auraient déplacé l’usine qu’il y a en dessous, non, ils ont juste foutu des capteurs. Et ils scrutent. Comme des contremaitres. Eux, ils sont là quand ça pétera, ils verront les aiguilles s’affoler, ils auront peut-être le temps de réagir. Mais le contremaître d’une usine, il le voit ? Toi, tu le vois ? Tu le vois comment ?
- ELLE -
Tu sais que j’ai toujours gardé l’enregistrement que tu m’as envoyé ? Celui qui parle de l’usure à la chaîne ?s
- ELLE -
C’est fou, on fait péter les corps comme tes montagnes. Ca transforme le paysage, ça crée des crevasses, des bosses, des usures. La nature, elle, elle élimine au bout d’un moment, il y a quelque chose qui cède. Mais nous, nos corps, ils font quoi ?
- IL -
On s’endurcit, on s’écorche, on s’ulcère, on se colore, on se déforme. C’est un signe, un mécanisme de défense. Il est un organe qui, plus que tout autre, en ressent et en conserve les effets, c'est la main. Soit qu'elle opère directement, soit qu'elle se borne à diriger les machines admirables qui, de nos jours, enfantent tant de merveilles, la main paye constamment et presque fatalement le tribut et le large impôt des services qu'elle rend à l'industrie.
- ELLE -
On imagine même pas que cette inflammation, c’est un déséquilibre entre « création » et « élimination ». On produit, on produit, on produit et en réaction à un choc répété on se déforme, alors qu’on pourrait prendre le temps de faire le point.
- IL -
Tu te souviens de l’histoire des épingles dans le texte de Russell ? Ils inventent une machine qui leur permet de faire deux fois plus d’épingles qu’auparavant. Au lieu de diminuer les cadences, car le monde n’a pas besoin de deux fois plus d’épingles, ils continuent à travailler huit heures par jour. Résultat, il y a trop d’épingles, les employeurs font faillite et des ouvriers perdent leur emploi.
- ELLE -
Toi, t’as retenu l’exemple, et moi le constat : « Nous maintenons une forte proportion de la main d’oeuvre en chômage parce que nous pouvons nous passer d’elle en surchargeant de travail ceux qui restent. »
- IL -
il y a ceux qui sont cornés par le manque de temps et ceux qui sont cornés par l’attente.
- ELLE -
Moi, je fais partie de ceux qui « attendent ». A force de patienter, j’ai fini par noter tout ce que je faisais : se lever, se rassoir, se lever, se rassoir, passer la main partout où je peux la passer, arracher un à un, enlever un à un, saisir, tirer, tirer fortement, tant que je sens rien, je tire encore, et tous les jours pour être certain d’employer les bons mots je crée mon abécédaire administratif.
- IL -
En gros, on nous envisage comme une machine de travail comme disait Malevich, produisant sans arrêt, sans recul et sans avoir notre mot à dire.
« 9 heures sans parler. » Et si on parle, si on fait un pas de côté, si on coche sans savoir, on se situe où ?
- ELLE -
Maintenant, à force de remplir, de cocher, d’expliquer, on se vide de tout, on a honte. On se résume à un classeur de fiches, de questionnaires, de formulaires, archivés par l'administration centrale. Chaque personne se retrouve sur un rayonnage, dans un classement précis, dans une folie de catégorisation, comme une bibliothèque d'autobiographie. Mais ces autobiographies sont tronquées, biaisés par une vision étriquée et définie par le prisme du travail, par la position sociale de l'individu, par ce qu’on peut en monétiser.
- IL -
Finalement, il y a la roche qui s’affaissent, la peau qui durcit, les étagères qui cèdent sous le poids des fiches, les serveurs qui chauffent, mais…
- ELLE -
… ce n’est que la partie visible, c’est que le résultat physique de l’interaction entre l’objet et la surface.
Et à l’intérieur, ça se passe comment ? Elles sont de quelles formes les callosités, elles se logent où tu crois ?