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Leroi sans divertissement

Olivier Kaeppelin

Leroi sans divertissement

La première fois que j’ai rencontré Olivier Leroi, je pourrais dire “le premier froid” tant la température était au gel, nous étions dans sa maison forestière mais aussi son atelier en Sologne. Au milieu d’une clairière et de champs dont les fanes jaunes donnaient le sentiment que la lumière venait du sol. Tout était magnifié par un contraste avec un ciel bleu sombre d’orage. J’avais déjà dit mon admiration et surtout l’excitation intellectuelle que provoquaient ses œuvres à l’humour économe, extrêmement concentré, précis comme sont les lignes de ses dessins ou ses collages à l’efficacité immédiate pour comprendre le sens, mis en jeu et dérouté par ses dérives. Il n’y avait là aucun souci de divertissement mais une suite d’aphorismes visuels, de fragments qui composaient, à la manière de Wittgenstein, un petit précis philosophique, rigoureux, avec l’apesanteur d’un gai savoir, utilisable pour réenchanter le monde, le préserver de l’esprit de catastrophe et des passions tristes.

Depuis, Olivier Leroi a développé cette position de guetteur d’immatériel, dénichant des formes où le rire et le risque provoquent la pensée. Il en est ainsi dans Le Petit Frère de Jésus où il fait s’écrouler, avec deux fragiles branches de frêne en forme de croix, toute idée de totalité et de monothéisme en inventant, par ses bois ramassés, un jumeau au Dieu unique des religions du Livre.

Il y a aussi dans son œuvre des clins d’œil à Alphonse Allais, “celui qui ira” comme disait Alfred Jarry, car il entend, lui aussi, le bruit fracassant de la chute de la nuit quand il crée l’œuvre La nuit tombe sur le jour qui se lève. Le titre relance le mouvement par l’écroulement d’une nuit sur une aube, la perchant ainsi sur une planche à ressorts, qui la renvoie au mouvement perpétuel du cosmos. La course des jours est transformée en un exercice de trampoline se déjouant de la quincaillerie romantique des ténèbres, des étoiles, des comètes et clartés tout en gardant, comme Markus Raetz, la poésie mais autrement assemblée. Chez Olivier Leroi, grand observateur de la nature, il y a une sorte de marcheur du matin, éveillé, clairvoyant, qui conte des scènes très brèves afin de ne pas s’en “laisser compter”.

Il y a quelque chose d’un futuriste qui n’aurait pas la ville comme objet mais, bien plutôt, une ruralité peuplée de constructions humaines provocatrices d’événements mentaux, corporels, logiques, drolatiques, systématiques et absurdes comme il en est pour l’Ouvroir de littérature potentielle.

Olivier Leroi attaque, mine ou détourne, sans discours mais avec sous-entendus, certaines démarches “emblématiques” de l’art contemporain afin de s’en dégager. Il change, par exemple, juste un accent et une consonne dans le titre fameux – Merde d’artiste de Piero Manzoni – d’une boîte de conserve censée receler l’excrément du créateur. Il ne l’annule pas comme l’a fait l’artiste Bernard Bazile, en ouvrant la dite boîte, l’exposant et, ce faisant, demeurant à l’intérieur du débat critique de l’Histoire de l’art ; Olivier Leroi, au contraire, déplace le sujet “objet d’art” en l’emmenant ailleurs, vers un espace existentiel plus vaste. La question de la merde ne renvoie plus à la théorie de l’art ou au système marchand ou encore à la catégorie du “ready-made aidé” mais à une dimension moins cernée, psychanalytique, mémorielle, nous entraînant vers d’autres interprétations. Chez lui, Merde d’artiste devient Mère d’artiste. Nous sourions et, cependant, tout change quant aux analyses possibles de cet acte artistique, de cette “merde” conceptuelle façonnée par Manzoni.

Olivier Leroi, par inflexions, écarts, crée un univers ambivalent. Dans le même temps, il emploie et met en cause la logique. Ses procédés sont, alors, proches de ceux de Bertrand Russell, de Lewis Carroll ou encore, quoi qu’en aient les gardiens du sérieux littéraire, de ceux de Jacques Prévert. À travers les formes il avance, “par gambades, par sauts” comme le disait Montaigne de sa propre poétique. Il avance grâce aux formes mais aussi grâce aux langages, d’où l’importance accordée aux titres, aux textes concernant les processus, les protocoles de bon usage qu’il met en place. Mandoline est en fait une mandoline-canne à pêche, ustensile à deux fonctions, laissant supposer un univers inédit pour le poisson et le pêcheur. La Géométrie enseignée aux mésanges quant à elle propose, pour chaque porte et donc pour chaque oiseau, une géométrie impossible à utiliser qui ne fait que souligner, rehausser le mouvement des ailes et, ainsi, mettre en lumière des principes d’organisation du monde totalement contradictoires. Cette opposition se retrouve dans Le Gourou des lotissements où des plumes d’oiseau sont découpées de telle façon qu’elles portent les profils de constructions dont les fondations sont le vent.

Olivier Leroi, qui est passionné de cultures étrangères, africaines ou amérindiennes, rejoint les légendes immémoriales, par la manière qu’il a de considérer l’archétype de la maison. Ces légendes nous apprennent qu’une maison, si elle n’est pas traversée matériellement et spirituellement par la lumière, devient un tombeau. Ainsi que, chaque année, c’est en découvrant le toit de ses palmes, ou en brisant ses tuiles par un jet de flèches destiné à faire pénétrer le soleil, que nous gardons vive la maison. “Si je préserve la maison elle est perdue, si je brûle la maison elle est sauvée” est une énigme que nous proposent ces très anciennes narrations.

Cette manière de rappeler la nécessité de l’ouverture, de “l’ouvert”, dans la langue comme dans les figures tracées, est sans cesse présente dans son œuvre et tout particulièrement dans cette maison qu’il ne cesse de dessiner, de sculpter, d’assembler.

Je pense, ici, à sa maison forestière. Elle est, là, en Sologne comme elle est aussi ailleurs. Elle déjoue toute localisation pour devenir ce lieu mobile, universel, nomade, qu’il cherche comme un foyer d’où naissent les pensées et d’où s’échappe l’inconscient des rêves.

C’est ce “lieu” qu’il quitte et qu’il retrouve, pour vivre les métamorphoses, l’échange des règnes, le croisement des mémoires qu’il étudie avec humour et qu’il projette dans ses œuvres comme des géographies en devenir. Dans son travail, tout est lié, partagé, associé, réversible. Il nous permet d’expérimenter une pluralité d’espaces, de façon simultanée. Chez lui, rien n’est linéaire, tout est ensemble. Il aime les voisinages, les gémellités. Il s’adresse à l’autre, aux doubles, aux ombres de soi. Les travaux d’Olivier Leroi ne cessent de vivre l’altérité du monde. Et c’est parce qu’il y a altérité qu’il n’y a jamais autorité, jamais imposition ou légalité des formes. 

Au contraire il s’agit d’un véritable goût de l’ambiguïté, qui est un premier pas vers la multiplicité du sens qu’il décortique comme nous le faisons d’une noix ou d’un écheveau que l’on démêle sans fin. Son œuvre propose un exercice du doute, et là encore nous retrouvons Montaigne ou, plus encore, un autre “vivant”, François Villon, passant d’un voyage à l’autre, écrivant dans sa Ballade Villon (ou Ballade des contradictions) ces phrases arrachées de son poème : 

Puissant je suis sans force et sans povoir, 

[…] Rien ne m’est seur que la chose incertaine ;

Obscur, fors ce qui est tout évident ;

Doubte ne fais, fors en chose certaine ;

Science tiens à soudain accident. 

Oui, il y a chez Olivier Leroi une science des doubles sens, des connotations déroutantes, de la pluralité des mondes. Ses œuvres disent une chose et son contraire par de subtils stratagèmes qui n’annulent aucun terme de l’opposition. “Oui et non en même temps”. Il nous entraîne, en équilibre sur un fil dont nous ne tombons jamais, nous rattrapant aux branches qu’il tend : une ligne, une forme, un mot.

Olivier Leroi est mon ami car est

Mon amy est qui me fait entendent

D’ung cigne blanc que c’est ung corbeau noir

Non pour prendre les vessies pour des lanternes, mais pour voir en toute chose une capacité à se métamorphoser, précipitant plusieurs réels en chaque réalité. C’est un bonheur d’entendre un homme “joué” par toute une troupe, un orchestre, de voir un arbre, le soir, et entendre en lui la présence de milliers d’oiseaux, ou d’observer, par un jour chaud d’été, des myriades de papillons se poser sur le dos d’un cheval.

La joie la plus grande que j’éprouve, devant l’œuvre d’Olivier Leroi, c’est qu’il nous rend au monde, non comme un être solitaire, esseulé au sein de l’univers, mais comme un acteur, parmi d’autres, de la multiplication des pouvoirs de l’entendement. Ils permettent, alors, la jouissance du réel par le rythme, les nombres, le déplacement et par les aventures qu’ils provoquent. Là encore nous retrouvons Montaigne : “Si je parle diversement de moi, c’est que je me regarde diversement. Toutes les contrariétés s’y trouvent selon quelque tour et en quelque façon : honteux, insolent, chaste, luxurieux, bavard, taciturne, laborieux, délicat, ingénieux, hébété, chagrin, débonnaire, menteur, véritable, savant, ignorant et libéral, et avare et prodigue.” 

C’est l’enivrante richesse du monde qui chante dans l’œuvre d’Olivier Leroi, c’est une petite chanson à chantonner tous les jours. Il nous transforme en “chemineau”, en marin à la recherche des courants porteurs. Par exemple ses cartes postales de 2013 où le signe-bâton de l’artiste Cadere est, pourrait-on dire, naturalisé dans la queue rayée d’un animal se réappropriant le concept et les déambulations de Cadere, dans un tendre clin d’œil. Il y a aussi ce personnage qui suit de gros oiseaux ressemblant à ceux de Chaval et, comme chacun sait, les oiseaux sont des cons. Pour l’homme cqfd.

Des courants porteurs Olivier Leroi en connaît beaucoup, comme il connaît les chemins de campagne ou les circuits du cerveau qui s’allument jusqu’à créer des courts-circuits salutaires comme dans Plus que la vérité, où le nez rouge de Pinocchio inverse son allongement pour se retourner et transpercer la boîte crânienne comme le ferait un fer porté à incandescence. Par la simple conséquence logique d’une inversion formelle, le mensonge devient plus que la vérité, créant ainsi un paradoxe très concret ou un “impensable” éthique.

Il ne s’agit pas de jeu avec le non-sens ou de complaisance aux contre-pieds, aux négations provocatrices, mais au contraire d’une forme de jonglerie où l’absurde devient un sauf-conduit pour aller vers un objet non identifié. Pour cela, Olivier Leroi invente les mots. La vérité transperce le crâne, le mensonge est une constellation d’épines, ou encore le mensonge nous maintient sous la cloche de verre ; n’est-ce pas Sylvia Plath, n’est-ce pas Alberto Giacometti qui stigmatisent avec acuité les travestissements du réel ?

Olivier Leroi regarde la société avec détachement. Il s’en moque, utilisant la dérision, par exemple dans une œuvre où la taille des drapeaux français est proportionnelle à la taille de la place de parking conforme aux pouvoirs de l’occupant. C’est un rire de résistance, dirait Jean-Michel Ribes.

L’artiste se veut ailleurs quand il parcourt les villes ou les fleuves. Il l’indique, clairement, dans une série de travaux faite d’associations ludiques, où il réenchante le monde, qu’il intitule François d’Assise. J’y vois une connivence, une sympathie, sans grandiloquence, avec le goût pour les simples, l’évidence, la sincérité, la pudeur qui sont ses points cardinaux. Ils génèrent une énergie, une expression directe qui peuplent le monde de configurations, d’inventions efficientes et interrogatives.

Rien n’y est à l’arrêt. Dans un dessin une géométrie orthogonale s’origine dans un pot de fleurs ou dans des ondes aqueuses à partir desquels, grâce à des lignes droites, il construit la structure et le toit d’une maison. Tout est aérien, “suspendu”, “soufflé”, évolutif comme ces images où il attrape la figure du Dingo de Disney avant celle des 101 dalmatiens. Il y a, chez lui, un humour animiste qui débusque, dans le plus humble des éléments, des forces significatives offrant des visions déconcertantes.

Son œuvre est composée d’unités, de particules, de constellations qui existent seulement pour elles-mêmes, jamais définitivement définies. Elles existent grâce aux ondulations qu’elles provoquent dans l’espace, à leur manipulation. Ces ondulations en croisent d’autres, venant d’univers éloignés dans l’espace et le temps. Dans un même volume se croisent des fragments hasardeux de la nature et des composants sophistiqués des civilisations. Ces rencontres provoquent des ondes nouvelles modifiant la “particule” qui les a émises. Elles agissent, simultanément, au sein de l’univers habité par le créateur. Elles produisent des effets construisant un moment de sens à l’intérieur de trajectoires mixées et mêlées. L’œuvre d’Olivier Leroi dévoile un réel proche de celui de la physique quantique. Il est, je crois, celui de son art comme semble l’indiquer une allusion discrète dans un travail intitulé La Forêt quantique, où les ondes soit se diffusent sans fin, soit créent un oiseau, incarnation poétique et philosophique de cette conception hypothétique de la matière.

La très grande force du travail d’Olivier Leroi est cette capacité d’incarnation, expérience concrète de ce mouvement à l’œuvre dans l’univers. Écouter, s’abandonner à son œuvre, c’est se donner la possibilité de vivre cet espace et ce temps révélés par les sciences physiques du xxe siècle mais, plus encore, par la pratique et la nature de l’art, avec lesquelles, je crois, elles s’accordent.

Vivre les créations d’Olivier Leroi c’est éprouver la qualité de cet espace, c’est-à-dire se rappeler cette recherche d’ouverture, de diversité, de pluralités contradictoires qui nous permet d’être au monde dans son principe dynamique, insidieusement subversif de toute convention, à commencer par celle de la mesure du temps. Chez cet artiste chaque événement, chaque acte, chaque figure ont leur propre horloge. Il n’y a pas de temps absolu. Il n’y a pas de chronologie, mais une mobilité, une navigation qui permettent l’accueil de chaque surprise en chaque point de notre observation.

Les travaux d’Olivier Leroi nous éloignent du sens commun pour inventer un sens singulier qui construit un ensemble d’hypothèses ou plutôt de probabilités. Je crois qu’il pourrait être d’accord avec cette phrase de Richard Feynman : “L’avenir est imprévisible, tout repose sur des probabilités.”

Au fond, à nous de jouer, à nous de trouver ou de questionner ce qui se passe dans ce Grand vide entre le ciel et la terre, entre les bouts d’oreilles d’un lapin aux aguets et l’extrémité des pattes palmées d’un canard qui vole. Olivier Leroi dans cette œuvre de 1991 nous offre cet espace blanc à habiter ou à traverser, grâce aux cailloux qu’il sème, dans ses œuvres, à notre attention.

Il fait, ainsi, résonner et raisonner la vitalité du monde avec précision mais aussi avec douceur. Il nous propose de dialoguer avec le mensonge (Pinocchio) pour en pleine conscience nous en détourner et l’égarer. Son œuvre est celle d’un explorateur, prenant des notes pour chaque nouveau territoire, pour construire un sol, une table, un toit, un campement précaire pour une pensée qui ne se satisfait jamais de sa dernière étape. Elle ne s’y attarde que dans l’attente d’un nouveau vol d’étourneaux, d’un concert de grenouilles qui en modifieront l’environnement et l’air.

Chaque œuvre a “une forme-clé” qui nous permet d’entendre le chant mystérieux du monde. Je pense que pour Olivier Leroi la matière de ses formes s’abouche sans cesse avec l’immatériel, et que cette forme est celle de l’air. C’est lui qui tient le monde et c’est à travers lui que, chaque jour, il le guette, changeant, du premier geste du matin jusqu’aux étoiles du soir. Incarnation fugitive.

Nous partons à sa rencontre “Prendre l’air”, “Changer d’air” disons-nous. Cette étonnante grâce de la respiration est la vérité de cette œuvre. “Et si la vérité est plus intéressante et plus complexe, mais aussi plus précieuse que le mensonge, alors il y a tout intérêt à ce que cette vérité soit reconnue.” N’est-ce pas le principal sujet de l’œuvre d’Olivier Leroi ? Amazing grace en quelque sorte.

© Adagp, Paris