Double printemps ou la fameuse histoire de l’art et de la vie
Marguerite Pilven
« Double printemps », ou la fameuse histoire de l’art et de la vie
L’humour qui traverse l’œuvre d’Olivier Leroi n’en est pas la raison d’être. Il émane d’une forme de ré-enchantement du monde empreinte de relativisme, d’un détachement des certitudes et de formules toutes faites qui immobilisent la pensée et la formatent. En subvertissant l’esprit de sérieux, Il fait surtout de l’humour un puissant révélateur de nos singularités.
La discrétion de son œuvre est éthique, elle mise sur la disponibilité du spectateur, son intelligence et sa sensibilité. A chacun de faire son chemin, le visiteur pressé passera sur la mise au point nécessaire pour déceler la subtilité de ce qui lui est donné à voir. L’apparente simplicité des dessins et collages devrait pourtant le mettre sur la piste. Il n’est finalement que peu de choses à observer de près, mais ce peu n’est pas rien (comme l’insecte n’est pas rien pour l’entomologiste). Il « fait » au contraire l’œuvre en ce qu’il appelle une force agissante de la perception et de la mémoire qui puissent la découvrir pleinement, dans son détail.
Au sujet d’Olivier Leroi, ne parlons pas de travail, mais de « ce qu’il fait ». Il vit, respire et aspire comme tout un chacun à une certaine forme de bonheur. La vie est au cœur de tous ses projets. Sous leur allures légères, ils remettent fondamentalement en question les échelles de valeur liées à l’économie de l’art, à commencer par celle du travail sous lequel il croule et s’oublie parfois…
Si l’art est illustration d’une idée, il est alors travail parce qu’il est programmé d’après une fin et que tout devenir en est absent. C’est l’une des raisons pour laquelle Marcel Duchamp abandonna la peinture, répétitive et laborieuse, pour faire de l’art comme on respire. L’emploi du temps (au sens précis d’ « à quoi j’emploie mon temps ») est une préoccupation qu’Olivier Leroi partage avec Duchamp.
L’art illustratif se sépare de l’être et produit des images mortes. Cette lignée aurait à ce titre pour maître Andy Warhol, ses icônes étant, comme l’imago romain, liées avec superbe à la mort et à la postérité.
L’art vivant est un art qui pense et n’en fini jamais de faire penser. Olivier Leroi s’arrange toujours pour lui conserver une forme de mouvement de l’ordre de la vibration, de la transformation ou de la métamorphose instantanée. Les dessins de sa série François d’Assise reposent ainsi souvent sur l’exagération d’un élément déjà présent dans l’image, ou sur l’accompagnement délicat d’une forme afin de la faire muter vers une autre. Il n’est dès lors plus le « peintre des ombres » mais en maîtrise l’étirement dans le dessin des Merles, ou celui de la Petite Cosette, lâchant justement l’ombre pour la proie.
L’art vivant est aussi un art non fini, au sens où ce qu’il fixe dans l’instant par un jeu combinatoire, à la façon du haïku, ne fait qu’amorcer un possible voyage mental, à le nourrir pour rendre plus grand, comme on le ferait avec une pousse verte.
La parenthèse du faussaire me semble s’amuser de l’origine reproductrice des images que racontent les mythes de Zeuxis dupant un oiseau avec un raisin peint, ou celui raconté par Pline l’Ancien de la fille du potier de Butadès. Amoureuse d’un jeune homme et celui-ci partant pour l’étranger, elle entoura d’une ligne l’ombre de son visage projetée sur le mur par la lumière d’une lanterne. Ce collage d’Olivier Leroi place symétriquement deux plumes arrondies aux bordures noires formant une parenthèse. L’une est collée et l’autre soigneusement reproduite au crayon, au point que leur différence de nature n’apparaît pas immédiatement. Voici qui fait sourire, mais il s’agit aussi d’une petite moquerie à l’égard des artistes illustrateurs qui faute de produire de la vie en reproduisent de stériles copies.
Les poissons qu’il fait naturaliser et délicatement tenir en équilibre par l’extrémité d’une bulle de verre soufflée formant comme un souffle me semble appartenir à cette même idée. En les libérant de leur socle, Olivier Leroi ranime leur forme ondoyante en les faisant flotter dans les airs. Quant à faire de l’art comme on respire, Le poisson qui « respire » ici est le poisson qui bulle et traverse un milieu invisible.
Olivier Leroi introduit également souvent une forme de cinétisme dans ses œuvres. La naissance de l’impressionnisme forme un triptyque de trois images. Les volets sont des images de presse représentant de vieilles femmes formant un groupe serré de visages coiffés de bigoudènes. L’image centrale présente une coupure de magazine en couleur représentant un bouquet de jacinthes en plan serré, aux couleurs éclatantes. Les visages des vieilles femmes évoquant des bulbes et leur bigoudènes des jacinthes fermées à la couleur et à la vie, la confrontation de ces images provoque une éclosion mentale. Le titre nous guide : il est question d’une naissance et l’impressionnisme peut être considéré comme la première tentative de mettre la peinture en mouvement, d’en faire trembler les contours.
Les connaisseurs d’Olivier Leroi, sachant que sa poésie repose sur le manifeste et le caché, remarqueront aussi que deux longues feuilles aux extrémités pointues logées derrière les jacinthes ressemblent aux oreilles d’un lièvre, animal formant son bestiaire de prédilection avec le canard et l’oie (références amusées à ses origines solognotes . Dans la culture dogon qu’il connaît pour avoir fréquenté les hauteurs de la falaise de Bandiagara, le masque du lièvre, oreilles dressées, représente le lien entre la terre et le ciel. Son constat d’un grand vide entre le ciel et la terre me semble parfois décrire le vide d’une culture accordant trop de crédit au visible. Un vide occidental oublieux des énergies en puissance, de la puissance de l’invention, au sens de celui qui découvrant un trésor caché en est l’inventeur.
Les formes élémentaires qu’Olivier Leroi combine, ou qui structurent ses œuvres s’adossent au pouvoir de la ligne, du plan, de l’espace. Comme chez Paul Klee, son œuvre entretient des rapports étroits avec la poésie, la géométrie, la physique, des disciplines qui donnent forme à l’invisible. Leur simplicité euclidienne pose des principes d’orientation dans l’espace. Elle augmente la conscience de notre positionnement à l’échelle infinie de l’espace et du temps.
La verticalité, l’angle droit et la symétrie les structurent souvent, d’où son goût pour le papier millimétré, les cahiers à lignes d’écoliers, les partitions musicales et d’une couette à carreaux que je lui prêtai un jour et structurerait son sommeil, ainsi qu’il me le dit en souriant.
La verticalité, c’est l’ancrage, le sens de la gravité physique. Un collage délicat, le chant en soi place l’une au dessus de l’autre deux cannes, l’une noire et blanche au pommeau formant une oie et l’autre en couleur au pommeau formant un rossignol. Leur emboîtement peut faire penser à la structure d’un trombone, comme à celle d’un télescope. D’un côté l’oie qu’on gave, métaphore du « chant profond », les gitans parlant de « cante jondo » qu’ils chantent en position assise, le dos à angle droit et en poussant sur l’estomac, de l’autre le sifflement léger du rossignol nourri par cette profondeur. Exprimer de manière simple des choses profondes, voici l’une des caractéristiques de l’œuvre d’Olivier Leroi. Elles font appel à une mémoire affective, celle qui compose un « champ en soi » nourri par les strates de l’expérience et parlent différemment à chacun, parce qu’elles visent des singularités.
C’est d’ailleurs cette mise à nu – au sens que lui accorda aussi Duchamp - qui provoque la surprise, la gêne ou le déni… Elle devrait être tendre, mais peut se faire subversive dans un monde où l’uniformisation mène à l’oubli de soi. C’est tout le sens des rituels photographiques de Paul Armand Gette dont Olivier me raconta avoir remarqué l’effet de transformation opéré sur une adolescente après une séance photo. Rougeur nouvelle des joues, éclosion d’une conscience féminine, ou rituel photographique de passage, celui « de la vierge à la mariée »…Olivier Leroi m’a dit aussi aimer dans le personnage de Pinocchio l’idée d’une émotion transformant le corps.
La séduction de la mémoire désigne un dessin présentant la forme d’un masque africain dessiné au crayon et coiffé d’une plume de canari (celui d’Olivier Leroi) d’un jaune intense. Disposées de part et d’autre de ce masque, deux autres plumes en accentuent l’assise verticale, comme elles semblent s’en approcher par l’effet d’un magnétisme. Magnétisme de la mémoire qui associe des choses éloignées dans le temps et l’espace, sans considération des échelles. La mémoire biographique, la mémoire biologique de l’ADN, la mémoire collective et celle de l’humanité constituent notre épaisseur.
La verticalité est aussi celle des traces mémorielles de la matière : celle de la carotte glaciaire, ou celle contenue dans la souche des arbres, que Guiseppe Penone extrait de la matière pour une remontée dans le temps, de la croûte des choses à leur vitalité première. Sculpté d’une seule branche par extraction, Le Pinocchio sous cloche (sans titre) m’y a fait penser. Dépourvu de contact avec le sol, son mensonge le fait tenir. Il préserve son aura, sa grandeur et son épaisseur d’être…
Que demande-t-on à l’art sinon de provoquer des moments inoubliables, qui résisteront à l’indifférence et à la marche du temps. Michel Ange n’est-il pas considéré comme le premier artiste à prendre conscience d’une histoire de l’art, se fâchant avec ses mécènes et leur rappelant que s’il crée, c’est non pour le seul plaisir, mais pour la postérité ? Querelle du pouvoir qui s’incarne dans le plus visible avec l’artiste sensible à la puissance de l’invisible…
L’attachement à la transmission orale plutôt qu’au savoir livresque explique en partie le plaisir d’Olivier Leroi à créer des œuvres participatives. Mais c’est aussi sa confiance dans la transmission mémorielle d’une « co-naissance » obtenue par l’expérience partagée. Pour première neige au pays Dogon, Olivier Leroi a acheminé plusieurs kilos de coton sur la falaise de Bandiagara, au Mali, puis convaincu le sage d’encourager son village à fabriquer une première neige. Les premières tentatives de lancer de coton s’avérant infructueuses quand à leur rendu neigeux, les habitants exercent leur geste et s’en amusent. Femmes, hommes et enfants s’associent à l’aventure, partageant exceptionnellement une activité commune. La performance est ensuite filmée en temps réel, en un long traveling vertical partant du sol aride sur lequel tombent les flocons à son sommet où ses habitants rient en essaimant leur coton. D’autres visiteurs ont depuis visité le village où, semble-t-il, ce petit miracle se raconte encore et apparaîtra peut-être déguisée sous la forme du mythe, lorsque des milliers de récits en auront déformé le récit…
Il est frappant de voir, dans la série de cartes postales réalisées lors de son intervention dans le parc de Branféré, à quel point Olivier Leroi parvient à faire exister l’univers mental de ses dessins dans la réalité. On y trouve cette même forme de justesse improvisée. Les visiteurs du zoo ne sont informés de rien. Leur visite leur fera peut-être soudain croiser un homme coiffé d’un bec faisant la sieste sur une pelouse, et formant un écho burlesque avec le toit pointu du manoir, ou se découpant à contrejour dans la frondaison d’un arbre pour se dessiner avec la lumière du ciel. Le cabinet curieux est une serre en verre rassemblant une famille d’objets que seuls les plus curieux décèleront dans le fil de leur promenade. Olivier Leroi est un flâneur dans l’âme et fait en sorte que ses visiteurs le restent.
En qualité de commissaire attentive, guidée par l’intuition, j’avancerai quelques hypothèses provoquées par ma fréquentation quasi-journalière de certaines œuvres dévoilant leur surprise sous la forme d’effets retards…Je parierai que la disposition des dessins dans la table de verre souhaitée par Olivier Leroi forme une phrase, une sorte de jeu de l’oie dont l’amorce se traduirait par un lièvre se tenant bien droit, prêt à bondir à la case suivante, la transition par une plume incandescente de « repousse après l’incendie » et le terme par une plume fendue en son centre d’un jaune boréal, « l’aube d’un grand jour au pays de la symétrie ». Je découvris également un matin que Pythagore m’adressait un clin d’œil amusé dans la botte de son théorème dessiné, et qu’un dessin envoyé par sms m’adressait une grenouille à grande gueule « chantant Julien Gracq et sa sœur ». Une grenouille d’un vert vif, insolente et gouailleuse tenant dans sa bouche la photographie noir et blanc de deux portraits en buste cerclés dans un médaillon, une délicate intervention artistique aidant d’un petit coup de crayon blanc leurs cols à se transformer en cœurs.
Ce texte est écrit à partir d’une histoire vécue à la galerie laurent mueller, entre le 22 mars et le 7 mai 2014.
Marguerite Pilven