Des apparences aux apparitions
Entretien entre Olivier Leroi et Gilles A. Tiberghien
Gilles A. Tiberghien : Jusqu’à quel point ta formation de forestier compte-t-elle dans ta manière d’aborder l’art ?
Olivier Leroi : Cette formation a été déterminante sans que je m’en rende compte à l’époque ; à quinze ans on s’oriente souvent par défaut. Elle m’a servi à développer une relation au milieu, à rencontrer d’autres types de paysages, des gens qui venaient d’autres horizons, à comprendre et casser les “images” qu’on a de la vie. J’imaginais sûrement autre chose en postulant à ce concours que d’apprendre à planter des résineux destinés à la production.
J’ai appris également les “vrais noms” des plantes dans les sorties botaniques, je les connaissais mais avec leur nom en patois tel que mon grand-père me les avait enseignés. Dans ma relation au monde, le retour aux forêts est vital, j’y suis souvent entre chien et loup, au moment où on peut lire les arbres à contre-jour.
Au cours d’un voyage d’étude à Auschwitz, j’ai compris que cette formation de forestier était importante pour moi : l’un de nos accompagnateurs nous avait donné la signification de Birkenau, “bois de bouleaux”, en nous montrant des trembles d’une trentaine d’années, trop jeunes, donc, pour avoir constitué le paysage de la période d’occupation des camps. En revanche, les quelques chênes qui sont toujours en place en sont les témoins encore vivants. C’est à ce moment-là qu’est né un projet que je n’ai d’ailleurs toujours pas réalisé, mais qui est directement lié à ce moment.
Peux-tu parler de ce projet ?
Il s’agit de faire un carottage (retirer un cylindre de bois, du cœur à l’écorce) dans le bois d’un des chênes qui se trouvent à l’intérieur du camp d’extermination pour en révéler un segment qui correspond à la période occupée par les prisonniers du camp. On y verra aussi la saison, bois d’été, d’hiver…
Tu m’as dit avoir été assez impressionné par le livre de Georges Didi-Huberman Écorces et avoir été frappé par la photographie qu’il a prise du champ qui se trouve le long de la clôture au nord du camp de Birkenau, là où des milliers de corps ont été brûlés et jetés dans des fosses sur lesquelles pousse désormais un “pullulement bizarre de fleurs blanches”, comme il l’écrit. Peux-tu revenir là-dessus ?
Oui, bien sûr. Ce monument aux morts naturel n’est visible là-bas qu’au printemps. Comment parler de l’indicible et de cette énergie sans affect que certains verront comme une marque divine ?
Ce qui m’a touché dans ce livre de Georges Didi-Huberman, c’est son approche quasi empirique. Malgré sa connaissance, je l’ai senti aussi vierge que tous ceux qui sont allés dans ce lieu pour la première fois. Bien qu’on puisse utiliser le langage pour “témoigner”, il y a quelque chose d’une autre nature qui monte en soi, qui se dépose quand on est face à ce lieu. C’est peut-être cette sensation qui est plus indicible que l’horreur de ce qui s’est passé et, qu’on le veuille ou non, qui est maintenant de l’ordre du récit.
Quand j’y suis allé, c’était aussi au printemps. Chants des oiseaux, pissenlits en fleur et un beau lièvre comme celui qui vient près du seuil de la maison nous ont paradoxalement accueillis. La compréhension globale du nazisme est à mon avis vaine, mais chaque questionnement personnel l’éloigne de nous.
Je comprends ce que tu veux dire ; c’est une façon d’intérioriser ces questions, une compréhension peut-être plus radicale que tout savoir historique. Mais cette compréhension ne peut pas non plus exister sans ce savoir. Que fais-tu de l’Histoire dans ton travail ?
Je pense qu’une connaissance aussi précise que possible des faits historiques est importante pour “se vivre ensemble” et sentir notre juste distance aux autres. Pour nous comprendre nous-mêmes aussi et arriver à une perception intime et personnelle des choses. L’Histoire dans mon “travail” me pose un problème. Enfin, c’est plutôt sa linéarité. Bien que pratique, elle me semble être finalement une représentation individuelle car personne n’a la même perception du temps, ni même des événements. Quand je regarde Le Sermon aux oiseaux de Giotto, la prédelle qui représente saint François prêchant aux oiseaux, c’est comme si je voyageais au pied de l’arbre et je me retrouve dans l’énergie et le “présent de l’époque” du peintre. Ou disons, pour être plus juste, dans un “hors-temps” dont cette peinture est la porte. Ce hors-temps, pour moi, fait évidemment partie du monde, ce n’est pas une vision éthérée ou “poétisante”, à part. Les temps sont poreux.
Oui, c’est très juste. Cela rejoint les réflexions d’Uexküll sur les milieux animaux et les milieux humains, l’idée que nous vivons dans une pluralité de mondes même si nous tentons de vivre dans un monde commun. Ce qui implique que nous ne sommes pas aussi contemporains que nous le pensons parfois et que nous nous trouvons de plain-pied avec des gens disparus depuis longtemps. Et si je te demandais de qui en particulier tu te sens contemporain ? Cela peut être des artistes ou des scientifiques, des écrivains, toutes sortes de gens importants pour ton travail et avec lesquels tu dialogues aujourd’hui.
J’aime les êtres comme Satie ou Perec – moins son côté Oulipo – qui proposent des formes riches sans autoritarisme. Harry Mathews, dans Le Verger, parle de ce “je me souviens” que tout le monde peut écrire. C’est une proposition généreuse, une forme artistique ouverte qui me touche particulièrement. Il y a des gens qui servent et d’autres qui se servent. J’aime ceux qui servent. Satie, c’est pareil : il dialogue toujours avec le lieu et le moment où l’on se trouve. Je ne vais pas faire une liste mais je pourrais citer :
– Joseph Cornell pour l’élargissement de l’espace,
– Marcel Duchamp pour la simplicité de son rapport au monde,
– Joseph Beuys quand il est seul,
– Louis de Funès pour le rire malgré lui, la foudre qui lui passe à travers,
– Les deux Maurice : Ravel pour Trois beaux oiseaux du paradis et Pialat pour La Maison des bois, feuilleton télé de mon enfance avec Pierre Doris…,
– Le compositeur Gérard Grisey pour le voyage dans le son,
– Pierre Desproges, enfin un philosophe qui a de l’humour !
Parmi les contemporains – ceux qui sont encore vivants, cette fois –, je me sens proche de l’esprit de François Morellet avec lequel j’ai une relation espiègle, un échange épistolaire… J’ai un grand respect pour la vivacité de son esprit et sa cohérence. On pourrait parler aussi d’Hubert Duprat, de François Bouillon et surtout des artistes qui n’ont rien à voir avec mon univers
Et puis j’allais oublier : Charlie Chaplin. Le personnage de Charlot est quelque chose d’essentiel pour moi. J’aime sa relation solitaire au monde. Il y a chez lui comme la manifestation d’une conscience aiguë du monde qui passe aussi par la tendresse. C’est comme une prise de conscience de la façon dont l’homme vit dans son milieu. Et puis il y a les chaussures – cet étrange rapport au sol (il s’est d’ailleurs inspiré pour cela d’un autre acteur dont j’ai oublié le nom). Ce comique me touche comme celui de Laurel et Hardy. J’ai d’ailleurs fait une pièce – appelée Laurel et Hardy – où je montre en creux la forme d’un Botero plein de supposés sacs de cocaïne et l’intérieur d’un supposé Giacometti – L’Homme qui marche – qui a l’air rempli de joints, comme si tous les mecs qui faisaient de l’art étaient des trafiquants… Mais je fais encore une digression…
Tu en fais beaucoup. Cela te caractérise, d’ailleurs, la digression.
Oui, c’est l’équivalent chez moi d’une sorte de randonnée dans la pensée à travers l’analogie. C’est comme un présent qui aurait d’autres temps disponibles, un présent à tiroirs en quelque sorte.
D’ailleurs, les longs pieds de Charlot, ce n’est pas loin du long nez de Pinocchio et pour moi – tu sais combien Pinocchio est important – c’est du même ordre. Pinocchio c’est l’émotion visible, la matière en mouvement, le corps qui prend une place différente dans l’espace suivant ce qu’il éprouve.
Pour en revenir aux personnes qui t’inspirent, il y en a un dont tu ne m’as pas parlé, c’est Robert Filliou. Peut-être parce que c’est trop évident pour toi ?
Il y en a beaucoup dont je n’ai pas parlé ! Robert Filliou, c’est comme un cousin d’Amérique qu’on retrouve au bout de trente ans sans l’avoir jamais rencontré. Quand j’étais jeune artiste, je ne connaissais pas son existence et pourtant en le découvrant je me sentais comme en présence d’une vieille connaissance. Sa position en tant qu’être humain me touche, mais je trouve son rapport à l’art trop discret.
Même si tu n’es pas “estampillé nature”, comme tu dis, il me semble que ta pratique artistique a beaucoup à voir avec une pratique plus ancienne, faite de gestes que tu as pu apprendre soit durant ton enfance avec ton grand-père avec qui tu posais des collets dans les bois, soit durant ta première formation professionnelle.
Quand je dis “estampillé nature”, c’est que nous sommes dans un moment où il y a peu de place pour la complexité, où l’on pourrait se contenter d’être l’icône de soi-même, c’est-à-dire de faire un travail de spécialiste, en ne s’intéressant pas à autre chose qu’à la nature. Ce n’est pas la nature comme “sujet” ou “thème” qui m’intéresse, mais comme milieu dont je suis une partie consciente…
En ce qui concerne les collets, mon grand-père m’a appris à les tendre tout en m’interdisant de le faire (la meilleure école du désir qui soit !). J’en tendais quand même avec, quelquefois, un fil de cuivre trop fin pour attraper un lièvre ou un lapin. Le fil cassé marquait la réussite de la pose du piège, une prise virtuelle, une sorte de lapin de Schrödinger…
Forcément, quand, dès le plus jeune âge, on a la chance d’aller relever des lignes de fond à la rivière avant d’aller à l’école, ça induit un rapport particulier au monde. Une mythologie personnelle commence à se construire. On prend l’animal parce que, d’une certaine façon, on est aussi l’animal. D’ailleurs, quand je faisais une bêtise mon grand-père me disait : “Bon sang d’animal !”
Quand nous chassions je me souviens surtout du silence entre nous, une communication très précise, au-delà du langage, faire comprendre où se trouve le gibier en faisant bouger le réseau de connaissances intuitives, mais en silence ! Du coup, tout le paysage entre en soi, les arbres par les yeux et le craquement des branches par les oreilles. C’est ce qui a dû me pousser à vouloir être forestier : être dehors, rester dehors !
Mais alors comment se passe aujourd’hui le rapport extérieur-intérieur, dedans et dehors ?
… par le changement de température ! En fait, je suis dehors et dedans à la fois. Je suis dans un rapport moins physique au monde.
La nature en soi et l’esprit dans le monde… Il y a un peu de cela en effet dans ton travail quand on voit la façon dont tu perçois dans les choses des rapprochements visuels parfois inattendus et qui ont quelque chose de witzig, comme diraient les romantiques allemands, pleins d’un humour qui fait appel à des ressources plus ou moins conscientes, de “spirituel” aussi. Est-ce que je me trompe ?
En effet, je suis de plus en plus convaincu que l’humour et la spiritualité sont imbriqués. Une spiritualité sans humour est un enfermement et l’humour sans implication n’est que ricanement. Trouver la mesure…
Amener une question, une information avec un sourire, le corps détendu, ça “rentre” mieux. Nos corps sont creux, tout passe dans la matière, un être c’est un lieu d’ébullition, un carrefour de molécules. “Ça” me fait rire et “ça” questionne l’origine. L’humour et la spiritualité sont une révélation du lien entre les êtres qui permet d’arriver à la rencontre de la complexité et de la simplicité. C’est la clé qui ouvre une zone hors du temps et de l’espace, peut-être la poésie.
Quel rôle joue l’humour dans ce que tu fais et pas seulement dans ce que tu fabriques ? On dit parfois “Qu’est-ce que tu fabriques en ce moment ?” pour dire “Qu’est-ce que tu fais ?” mais il y a du jeu entre ces deux manières de dire, qui m’intéresse ici.
Plus ça va, moins je fais, et plus je suis “fait”. L’humour, bien qu’il ne soit pas systématique, est un moyen, un message à écouter qu’on doit oublier très vite pour accéder à une évidence. Faire rire l’autre, c’est entrer en contact physique, énergétique, proposer en insistant un peu.
Dans les Lettres à un jeune poète Rilke parle de cela : s’il n’y a pas de jeu, écrit-il en substance, il n’y a pas d’art. Cela a quelque chose à voir avec l’enfance : avec l’émerveillement. Pas quelque chose de niais, non, une forme particulière d’intensité. D’ailleurs, pour moi, le jeu est lié à la digression. Tu vas au fond du jardin chercher des fraises et tu reviens, deux heures après, avec une plume ou… un rhume… Entre ce que tu cherches et ce que tu trouves, un monde s’est glissé.
Dans les images du parc de Branféré que tu as éditées en cartes postales, tu joues avec des rimes visuelles, comme la queue rayée du lémurien et le bâton posé à côté ou sur une section de tronc d’arbre. Comment ces associations te viennent-elles ?
Plutôt spontanément. Quand j’ai visité le parc la première fois et rencontré toutes les espèces animales, la diversité des pelages s’est imposée comme une palette. Je voulais d’ailleurs donner à des singes qui n’ont pas de queue, pour la remplacer, un bâton de la couleur de leur fourrure, réparant ainsi une injustice ! En créant un relais, une sorte de chaînon manquant visuel… Mais le systématisme dans ce cas allait vers un foisonnement qui en appauvrissait la lecture. La couleur de chaque animal est une zone, un lieu d’information qui agit avec le milieu.
J’ai l’impression que le masque que tu utilises parfois dans tes pièces – je pense en particulier à un “faux nez” en forme de bec d’oiseau dont tu t’es affublé une fois – est une façon de redonner aux hommes leur vrai visage.
Je dois préciser que je ne me déguise jamais ; c’est en général un comédien que j’embauche, comme ça je peux aussi être “metteur en scène” et spectateur. Dans ce cas précis, il s’agissait de faire une sorte d’écho à un marabout, l’oiseau africain, que j’ai observé très longtemps et dont on dirait que tous les gestes sont posés, conscients, tels ceux des moines Shaolin qui font attention de ne pas blesser l’air de leurs mouvements.
Ça reprend aussi le travail du copiste, presque celui du peintre sur le motif. Au lieu de peindre le sujet, on essaie d’être le sujet en entrant dans son champ, en utilisant des leurres : bec grossier en carton, veste queue-de-pie, collant noir et laine de yack trouvée sur place dans le zoo. Il y a eu de très beaux moments à la prise de vue, pendant lesquels on a surtout saisi la zone d’intimité de l’oiseau, c’est-à-dire la distance au-delà de laquelle on ne pouvait plus l’approcher.
Plutôt que redonner aux hommes leur “vrai” visage – ou une autre notion morale –, c’est la possibilité de tout incarner qui me pousse à mettre le comédien dans la peau de l’oiseau marcheur. Il devient un double acceptable, une théorie quantique bricolée. C’est comme poser l’hypothèse d’une fusion. Elle existe dans la carte postale réalisée à contre-jour de l’oiseau-comédien sur un arbre. Le lieu même est trouble, on pourrait se croire sur la canopée alors que le tronc est parallèle au sol.
En lisant ceci dans le journal de Thoreau à la date du 4 septembre 1841, j’ai pensé à toi : “J’aperçois au loin des hommes à bord d’une embarcation flottant gaiement au milieu du reflet des arbres – comme une plume en équilibre dans l’air ou bien une feuille emportée doucement, sans se retourner de sa branche jusqu’à l’eau. Ils semblent s’être approprié les lois naturelles avec une grande délicatesse – et leur flottaison ressemble à une belle expérience philosophique réussie.” Cette observation me semble te correspondre tout à fait.
Les phénomènes naturels se manifestent le plus souvent quand on est seul dans le milieu qui nous est familier, en son centre. En ce qui me concerne, la forêt que je connais le mieux se trouve en “région Centre”, en Sologne plus exactement. La façon dont nous percevons ces phénomènes devrait d’ailleurs suffire à vivre. Un être accompli devrait pouvoir se nourrir de contemplation, la manger. “Fabriquer quelque chose” est du même ordre, c’est un voyage dans la matière soutenu par l’implication du corps. De la pensée incarnée.
En fait, je dois reformuler ma question même si j’aime bien ta réponse. Cette phrase indique chez Thoreau une perception du paysage à travers des changements d’échelle. Chez toi, les plumes, à l’inverse, deviennent des forêts avec des maisons ou divers paysages qu’elles condensent, comme si l’observation du plus élémentaire te renvoyait à une expérience totale de la nature. On voit cela aussi chez Thoreau dans d’autres remarques qu’il peut faire, dans Walden par exemple.
Plutôt qu’une perception du paysage, c’est une expérience plus vaste que je ressens. Dans un livre qui s’appelle Remarques, édité en 1990 et qui est une sorte de journal où je notais une phrase par jour, j’ai écrit : “Aller au fond des bois pour retrouver un lieu commun.” Maintenant, je dirais que je sens le bouillonnement moléculaire du monde n’importe où même si la forêt, pour moi, reste quand même la meilleure éprouvette.
Et si, par hypothèse, on arrivait à se promener dans les fractales (ça sonne comme une contrée !), la matière de la plume serait aussi un paysage que j’explorerais dans toute son infinie complexité. Pour en revenir à ces lieux que je réalise en découpant des plumes, on peut s’imaginer qu’ils “s’impriment” quand l’oiseau passe au-dessus d’une maison : en tout cas, il y a toujours du vent !
Peux-tu me parler de tes lectures d’enfant, de celles qui ont compté pour toi et t’ont accompagné jusqu’à aujourd’hui, comme Tom Sawyer dont nous avons quelquefois parlé ensemble, ou comme ces livres ou ces magazines illustrés qui appartiennent à cette culture populaire qui nous a été transmise par les greniers de nos grands-parents ou par les brocantes ?
Étrangement, j’ai peu de souvenirs de lectures d’“enfant”, je me souviens plutôt des histoires qu’on me racontait. J’ai connu la fin des veillées avant que ça ne devienne du folklore, des repas de famille plutôt joyeux dans lesquels mon grand-père faisait de longs monologues en patois.
Il y a ce livre dont je te parlais l’autre jour : Petzi. Une bande dessinée au dessin très simple, qui se situait au pôle Nord et dont le capitaine du bateau était un morse, il y avait aussi un pélican qui sortait tout ce qu’on voulait de son bec… Il y a un épisode de ce livre qui se passe à la Chandeleur, je me souviens d’avoir salivé devant une pile de crêpes d’un mètre matérialisée seulement par quelques traits horizontaux ! Plus tard j’ai lu Raboliot de Maurice Genevois, qui parlait enfin de ce que je vivais : la chasse, la pêche, le braconnage. J’ai eu plutôt une enfance d’extérieur, il y avait une sorte de méfiance à l’égard des livres. Les livres, c’était pour quand on était malade…
Dans un entretien avec Étienne Cornevin, dans un petit catalogue de 1993, tu racontes comment cette pièce que tu as faite à vingt-trois ans, et qui ressemble à une statue de l’île de Pâques, est née en quelque sorte de ton ignorance du sujet. C’est quelqu’un qui a fait le rapprochement pour toi et du coup tu t’es intéressé à la chose. Tu conclus en disant : “Je ne connaissais pas les sculptures de l’île de Pâques et ça m’a donc amené à m’y intéresser. Par l’expérience et non par les livres.” Est-ce que tu continues à procéder ainsi souvent ?
En ce qui concerne ma relation à la connaissance, oui, c’est toujours un déclencheur, un point plus lumineux que les autres qui m’amène à creuser autour de la luciole. Cette pièce des débuts (1985) dont tu parles, et qui s’intitule Le Mangeur d’oiseaux, est un hybride, entre un moaï de l’île de Pâques avec une “peau” africaine et un rite initiatique dont la provenance est inconnue.
Je pense tout d’un coup à La Fin du temps, une œuvre en verre réalisée cette année, à partir du principe de la nasse, et dont les deux entrées communiquent, qui fait aussi penser à un sablier qui laisse passer le sable. En feuilletant un livre sur l’astronomie, acheté pour faire quelques collages, je tombe sur l’espace courbe et la théorie des “trous de ver” qui permettent de passer d’un espace à un autre en prenant un raccourci temporel : le braconnier relié au cosmonaute !
Et pourtant, maintenant c’est tout le contraire. Tu es très avide, tu lis tous azimuts, pas mal de livres ou d’articles scientifiques, j’ai l’impression. Mais avec un vrai goût pour la langue qui se retrouve dans la façon dont tu joues avec les mots à travers tes titres.
C’est intéressant que tu me parles de ce jeu avec les mots que j’ai quitté aujourd’hui mais qui était présent au début. Je croyais que c’était un “plus” alors que, quelquefois, ça rend anecdotique un travail dont la perception libre est plus ouverte. On passe en quelque sorte pour un rigolo alors que, quand le hasard du langage et le sens s’imbriquent, c’est une rencontre. Ce qui m’intéresse, s’il y a un titre, c’est qu’il soit simplement précis et indispensable. Je pense à un collage réalisé récemment, où il s’agit de la photographie d’une lionne qui tire une carcasse de zèbre. Je n’ai rien fait d’autre que de découper l’image d’un livre, la recadrer et lui donner un titre : La Fin du noir et blanc.
Quant à l’avidité, je l’ai surtout dans le domaine de la connaissance ; sentir le grand lien entre les choses me stimule, le livre n’en est qu’une partie et j’ai la vue qui baisse.
Le goût pour le langage vient d’un questionnement sur l’existence des choses : quand on nomme, la chose existe. Au commencement était le verbe, pourrait-on dire – avec un v minuscule, disons : le mot qui nomme. Dire qu’il n’y a que 14 % des espèces terrestres nommées (connues) et seulement un quart des espèces maritimes! Bien qu’on ait le sentiment d’une finitude, trompé par les nouveaux moyens de perception du monde, on peut voir en quelques secondes tous les lieux de la planète sans y aller : un voyage sans corps. Malgré ça l’exploration reste infinie, ne serait-ce que pour aller donner un nom aux trois quarts des espèces qui n’en ont pas.
En fait, tu te défends beaucoup du sérieux des artistes en faisant de l’humour et tu fais de l’humour en revendiquant le sérieux de la chose artistique… Pour moi – et je suis parfaitement en accord avec toi là-dessus –, l’important c’est la rencontre des mots et des choses. Est-ce que cette rencontre peut être revendiquée comme essentielle dans ton processus de travail ou est-ce que c’est quelque chose qui survient de temps à autre ? Si c’est le cas, alors comment l’intègres-tu dans une démarche plus générale d’observateur en mal de mots ?
Je ne me défends pas du sérieux des artistes mais d’une partie du milieu artistique où règne une forme d’obscénité. Les choses existent quand elles sont nommées. Quant à l’humour, grâce à lui je découvre des choses, une manière d’être où je ne suis plus. Quand on a de l’humour, on n’est hélas pas pris au sérieux, alors que c’est pour moi une des formes les plus abouties de la philosophie…
Tu viens de parler de ces Remarques que tu as publiées en 1990, il y a presque vingt-cinq ans. Chaque jour une phrase. Mais dans le livre tu en as prélevé quelques-unes : 88 en 1988, 13 en 1989, 4 en 1990. On y trouve à nouveau ce goût – sérieux – pour les images, les “dessins” que font les mots ensemble, ou tout seuls, quand on prête attention à certaines expressions : “Le moteur tourne, la voiture va tout droit”, “La pêche est fermée, les nénuphars s’ouvrent”, pour les spectacles de la perception se percevant elle-même, en quelque sorte : “J’ouvre un œil : dehors un pigeon passe ; il est de la même taille que la mouche qui se promène sous la vitre”, “L’avion qui vole dans le ciel a comme des difficultés à passer entre les bulles du carreau de la fenêtre”, etc. Quel est le statut du livre pour toi ? Est-ce un programme avorté ?
Un livre, pour moi, est un dépôt de savoir et d’images, presque un entrepôt, dont le contenu est organisé. Ça a à voir avec la rencontre, le bilan, ça doit se tenir tout seul, sinon c’est un exercice de style…
Je pense aussi à l’Antarctique comme à un grand livre où les 3,2 kilomètres de glace qui recouvrent le continent déposent chaque jour une page de l’histoire de la Terre. Les scientifiques ont en effet creusé dans le sol et ils ont “carotté” la glace en profondeur. Ces échantillons nous ont raconté jusqu’à 800 000 ans de l’histoire de la Terre. Ce qui est fascinant, ce sont ces rapports d’échelle. La Bible à côté, bien que beaucoup remaniée, c’est peu. Le point final d’un livre peut définir le périmètre du tombeau qu’il dessine. Mais on peut aussi penser qu’il n’est jamais vraiment fini. À condition de ne pas le publier…
En fait, un livre c’est un outil, autrement dit le contraire d’un tombeau. Il nous permet de prendre du recul et nous propose un temps de retrait. Il cristallise de la pensée et, pour moi, l’occasion de travailler la langue autrement qu’à travers les titres que je peux donner à mes œuvres. C’est sûr que mon rapport à l’écriture est plutôt un témoignage de la vie et qu’un livre terminé comme on en trouve dans les bibliothèques est de l’ordre de l’apparition. Quelqu’un qui ne sait pas lire est face à une nébuleuse de signes, il est aveugle à un certain aspect du monde. L’écriture comprendre autrement la matière. Ce qui est fascinant aussi, c’est qu’avec vingt-six lettres on peut être partout, changer d’espace en quelques secondes. C’est la grande supériorité de l’écriture. En trois lignes on est dans le Grand Canyon. Avec la sculpture c’est un peu plus compliqué…
Il y a peut-être aussi chez moi un certain rapport au langage qui s’est tissé à travers le patois. Il y avait des mots dans mon enfance qui n’étaient pas “enfermants”, si je peux dire : ils correspondaient à des lieux, ils n’étaient pas exactement les mêmes selon les villages, si bien qu’à chaque fois qu’ils étaient prononcés ils ouvraient des espaces. Mon grand-père m’apprenait le nom des plantes et, quand j’ai fait de la botanique à l’école forestière, je donnais des noms solognots aux différentes espèces : le fusain, par exemple, on appelait ça chez moi le “bonnet carré” parce que le fruit ressemble à un bonnet d’évêque avec une magnifique graine orangée. C’est une botanique empirique.
Un livre est un dépôt, dis-tu, un ensemble sédimentaire, on peut dire aussi un monde. Tu ne t’es pas contenté d’ouvrir des livres. Tu as voyagé aussi, tu t’es déplacé à travers ces livres. Comment cela s’est-il passé d’abord ?
Le premier voyage où j’étais invité en tant que jeune artiste, c’était en Grèce, à l’Institut culturel français de Thessalonique. Un ami compositeur y avait déposé quelques-uns de mes petits catalogues un an auparavant. Je m’y suis d’abord ennuyé. Au départ, je devais avoir une bourse et un véhicule, et à l’arrivée rien de tout ça. Je me souviens du passage des grands bateaux, du temps qui s’écoule dans une autre langue, du sentiment d’exil qui ramène au centre de soi.
Et puis, il y a eu ce voyage au mont Athos, au milieu de la résidence. On me l’avait proposé quelques mois avant que je parte. En choisissant le mitan du séjour, je suis tombé en pleines Pâques, et là mon intuition a été juste. Après un voyage en bus et en bateau, je me suis retrouvé seul à parler ma langue jusqu’au moment où je suis enfin arrivé, le soir, au grand monastère qui devait m’accueillir. J’ouvre une petite porte dans une grande et, là, je vois dans une immense cour en friche un homme en pardessus en train de boire un café avec un autre plus jeune, sur un gros enrouleur de câble électrique qui faisait office de table. Seul un petit arbre en fleur les protégeait du soleil. J’arrivais au cœur d’un film d’Andreï Tarkovski. Le jeune homme était peintre d’icônes, d’ailleurs. J’ai passé une nuit ou deux dans cet endroit, puis je suis parti à pied vers d’autres monastères en jeûnant ; quelle beauté et quelle intensité de vie surtout ! Je me souviens du regard d’un cheval blanc croisé au hasard d’un chemin, d’un rossignol aussi dont j’entendais le chant et qui soudainement s’est posé près de moi, d’une discussion sur l’or des icônes…
Il m’est même arrivé, à la fin du séjour, d’assister à un étrange événement. Alors que je sortais d’un petit monastère russe, j’ai regardé la mer en arrivant sur une hauteur et, là, un arc-en-ciel très bas, presque horizontal, partait du monastère et arrivait au pied de la colline où je me trouvais, puis un second arc-en-ciel plus loin cernait le tout. J’ai sorti une pièce de monnaie de ma poche, je l’ai spontanément mise sans raison sous ma langue et enterrée au pied d’un arbuste qui se trouvait là.
Il a fallu du temps pour assimiler tout cela, bien après être rentré du voyage : mais la nourriture reste vive et je me rends compte, avec le recul, de la chance que j’ai eue de vivre cette expérience fondatrice.
Dis-moi en quoi cette expérience est “fondatrice”. On sent dans ce que tu dis, aux détails que tu décris, que ce fut quelque chose d’important pour toi sur le plan humain. Mais sur le plan artistique – si on peut encore ici faire cette distinction ?
Cette expérience est fondatrice parce qu’elle m’a ramené en quelque sorte hors du monde et en même temps au centre du monde. C’est le principe du monastère. Bien sûr il y a des ordinateurs et des 4 x 4, mais conduits en quelque sorte par les apôtres (rires). On pourrait virer mystique… On est dans une expérience spirituelle profonde. Je ne parle pas de religion. Ici c’est comme si on trouvait un rapport juste à soi-même. On est là aussi dans un rapport d’échelle que je comparerais à ce film des Eames, Powers of Ten (1977), qui a encore été montré récemment au Centre Pompidou de Metz et qui va de l’infiniment grand à l’infiniment petit, ou presque. On passe ainsi d’un ordre des choses à un autre sans transition et curieusement sans s’en apercevoir vraiment.
Revenons au voyage. À quelle occasion es-tu parti au Mali ?
C’était dans le cadre d’une invitation de l’afaa (ministère des Affaires étrangères) qui s’appelait “Programme à la carte” : un voyage d’une dizaine de jours de repérage, puis, plus tard, un séjour long de quelques mois.
J’étais d’abord parti au Ghana mais, vu l’ambiance qui régnait à l’Institut culturel, j’ai refusé d’y retourner. En insistant un peu, j’ai pu partir au Mali, et là j’étais sur le bon chemin. J’ai rencontré l’incontournable Abdoulaye Konaté, clé du Mali culturel, qui m’a emmené partout et surtout à une exposition sur le coton à Bamako. De là est parti le projet de faire tomber la neige au Pays dogon, en référence à une œuvre de jeunesse intitulée La Cachette du lièvre des neiges. C’est une très grande surface blanche recouverte de points de coton, dont l’un devient la queue d’un lièvre dessiné.
Première neige au Pays dogon est un film. Il dure huit minutes. Avais-tu déjà manié une caméra avant ? Jusqu’à quel point le cinéma t’intéressait-il jusque-là en tant qu’artiste et pas seulement comme spectateur ? Qu’est-ce que cette expérience de l’image en mouvement t’a apporté ? Je n’ai pas l’impression que tu as fait d’autres films ensuite.
Je suis parti en Afrique en 1999 avec une caméra super-8 achetée dans une brocante peu de temps avant et trois bobines de trois minutes ! Ce fut effectivement mon premier film réalisé. Mais le tout premier film (jamais montré), c’était pour voir comment la caméra fonctionnait. À l’automne, un homme avec un K-way rouge s’engouffrait à vélo dans un chemin en disparaissant dans le rouge des feuilles d’une parcelle de chênes d’Amérique.
Sinon, j’ai été très nourri par le cinéma de Tarkovski : en sortant de ses films, j’avais l’impression d’avoir fait un an d’études. Par exemple, dans Andreï Roublev, j’ai été marqué par le passage durant lequel l’adolescent se propose de faire une cloche en prétendant qu’il sait comment la fabriquer. En réalité, il n’y connaît rien car personne n’a pris le temps de le lui enseigner. Ses connaissances relèvent alors de l’observation du savoir-faire des anciens, de ceux qui sont désormais morts assassinés. À la fin, après avoir terminé la direction du chantier, alors qu’il l’entend sonner, il s’effondre en répétant entre deux sanglots : “Je n’ai jamais appris, je n’ai jamais appris…”
Exactement ! C’est aussi le moment qui m’a le plus frappé dans le film…
… Et tu sais, quand il glisse et qu’il trouve l’argile… Le Bonheur de Medvedkine est aussi un film de référence pour moi. Je me souviens du moment où quatre voleurs prennent le grenier sur pilotis dans le dos d’un type qui regarde ailleurs. Il y a dans ce film un travail d’artifice subtil qui me plaît beaucoup, on voit la technique, si simple soit-elle (des points noirs au charbon de bois sur la robe du cheval blanc, par exemple). Ce cheval-là répond un peu pour moi à Première neige en Pays dogon. Les points du cheval, ce ne sont pas ses vraies taches et la neige en Pays dogon, ce n’est pas non plus de la vraie neige.
Bon, pour le reste, on pourrait en parler longtemps ; je dirais simplement que je n’ai pas un rapport universitaire au monde, ni encyclopédique.
J’ai fait d’autres films, dont un de sept heures trente en 2010 dans le cadre d’une commande publique, avec les moyens professionnels les plus pointus : une caméra haute définition, fixée sur un hélicoptère, qui retrace l’écoulement de la Loire de sa source à l’estuaire. C’est la nature de la commande et la question de savoir comment résoudre les problèmes qu’elle posait qui, dans ce cas, m’ont amené à proposer ce projet. Une déambulation dans l’espace dont le guide est le fleuve, une méditation mobile face au corps immobile. Ici, c’est une autre sensation qu’au cinéma où les points de vue changent. On se sent avancer alors que c’est l’image qui vient inlassablement vers nous à la même vitesse et sous le même angle de prise de vues. Le même fleuve, jamais la même eau.
Comment as-tu procédé avec les Dogons ? Ont-ils tout de suite été réceptifs à ton projet ? T’ont-ils à leur tour suggéré quelque chose ?
Nous arrivons à la falaise de Bandiagara avec deux véhicules et 800 kilos de coton-graine, quelques heures après la tombée de la nuit. L’ami dogon qui m’a amené arrête soudain la voiture et le village s’allume. Nous marchons sur un chemin de pierres branlantes jusqu’à une maison, accueillis par la lumière d’un néon branché sur une batterie. Repas, discussion avec le chef du village, et le lendemain installation tranquille sans visiter les monuments obligatoires, comme la tombe de Griaule, etc.
Les sages du village, surpris, sont venus nous voir (une équipe de quatre). Nous avons parlé pour nous rencontrer, nous connaître. Et, quelques jours plus tard, le moment de faire tomber la neige est venu. Il a fallu que les hommes et les femmes de Sangha s’associent pour investir toutes les hauteurs de la falaise, et trouver rapidement une technique de lancer pour que le coton ne parte pas en paquets. Je ne me souviens plus de tout mais je me souviens bien de l’enthousiasme de la population à réaliser cette “œuvre vécue”.
Ma position dans ce genre de situation, c’est déjà de proposer un cadre simple, défini, puis l’action qui s’y déroule. Ensuite, le “problème” devient collectif : comment arriver à ce que ça marche ? Il y a toujours quelqu’un, à ce moment-là, qui trouve une solution en cas de problème. Ça me rappelle au Mexique où, au milieu du désert, un villageois qui passait par là a trouvé la manière de mieux adapter des santiags que je voulais mettre à un cheval…
Paul Ardenne, dans un petit texte qu’il t’a consacré (Résidence à Torreón, Mexique), voit dans cette idée de “faire neiger en Pays dogon” quelque chose non pas d’aberrant mais de très logique. “L’artiste, écrit-il, pour la circonstance, ne fait qu’ajouter à l’environnement magique qui transcende la pensée locale, il apporte sa contribution au génie propre du lieu.” L’as-tu tout de suite vécu ainsi ?
Non, et toujours pas d’ailleurs. Ce n’est ni aberrant ni logique mais, s’il y a magie, c’est d’avoir pu partager ce moment avec tous les gens du village, c’est aussi que l’association hommes-femmes se fasse spontanément en bousculant les règles tacites de la communauté. En effet, en général, ça ne se passe pas ainsi : ce n’est pas évident, cette collaboration entre hommes et femmes. Ce fut pour certains un moment ludique, un moment d’émerveillement qui touche à la spontanéité de l’enfance, à sa puissance de joie. En tout cas ça n’avait rien à voir avec les rituels locaux mais en même temps ça correspondait à cette façon que les habitants ont là-bas de vivre l’abscisse et l’ordonnée : l’horizontalité du plateau et la verticalité de la falaise. Quoi qu’il en soit, des amis qui passaient par là, il y a quelques années, ont entendu parler de ce projet dont j’ai été le premier spectateur.
Et pour toi qu’est-ce que représente la magie en art – pas au sens galvaudé aujourd’hui, où l’on dit tout le temps de quelque chose d’étonnant que “c’est magique” ?
Quand je pense à la magie, je pense plus à des objets de rituels. À Teotihuacan, près de Mexico, et au musée d’Anthropologie de Mexico, en voyant les Chac Mool sur lesquels on sacrifiait les prisonniers, j’ai éprouvé la violence qui habite encore ces pierres.
Une pratique magique, c’est une pratique qui prête de l’esprit aux choses.
Oui, la forme de l’objet a en même temps une présence particulière, comme s’il était toujours animé. Ça me ramène à une exposition de Van Gogh que j’avais vue en Suisse à la Fondation Giannada, à Martigny, où la présence du peintre était palpable. En ce sens, il y a pour moi de la magie dans l’art si je le sens habité. Il est dépositaire de l’énergie de celui qui l’a fait.
Quand j’ai fait Les animaux sortent du bois, c’était une autre forme de magie, enfin un “faire comme si c’était” magique. À cette époque, quand je chassais, j’avais du mal à me débarrasser des dépouilles, comme les Indiens qui demandent pardon aux animaux qu’ils ont tués.
Ma pièce Le Croisement des parallèles (1990) est un peu liée à cela aussi. Cette double flèche avec deux pointes et deux empennages renvoie à quelque chose de très archaïque tout en évoquant une question de base des mathématiques. Là aussi, des associations se font et débouchent sur un autre territoire de sens, et renvoient à un autre espace mental.
Donc ce que l’on considère comme “magique”, c’est peut-être simplement une rationalité que l’on ne sait pas voir ou expliquer…
Oui, nous sommes tous aveugles.
Cette histoire de Chac Mool nous ramène à ton voyage au Mexique.
Oui, c’était en 2004, invité par l’Institut culturel français de Torreón où j’ai passé deux mois.
Quel était ton projet ?
Mon véritable projet, en général, c’est de développer ce que je ressens sur place – mais la plupart du temps ça fait peur aux institutions. Alors j’ai proposé de venir retrouver Zorro. Je l’ai vraiment cherché et il est apparu (rires). Il est arrivé, blanc sur un cheval blanc. C’était aux abords de la mine de Mapimí. En plein cœur du désert. Cette mine, qui avait été longuement en activité, vomit une énorme colline de résidus. Celle-ci se profile dans le paysage à une cinquantaine de mètres de hauteur sur plusieurs kilomètres. On y trouve un des derniers ponts suspendus, qu’ont filmé des cinéastes comme Clint Eastwood. C’est un décor de western extraordinaire.
J’ai décidé d’associer le Zorro blanc à cette colline noire. J’ai d’abord fait un workshop avec des artistes qui vivaient dans la région, dont un peintre, José Valdes, chauffeur de taxi le jour et artiste la nuit. Il nourrissait son travail de peintre de sa profession de taxi et faisait de très belles peintures sur métal : des “mythes de la nuit”. On a fait toutes sortes de choses, une manifestation où les hommes et les femmes habillés en blanc portaient des pancartes marquées “Sombra” pour réclamer de l’ombre… Des santiags que j’avais fait mettre aux sabots d’un cheval. Ou des bouteilles de soda de trois litres, de toutes les couleurs, avec des tubes transparents pour nourrir des cactus, sans doute pour qu’ils deviennent aussi gros que les Mexicains qui sont de plus en plus gras…
À partir de là, avec ces artistes, je fais fabriquer des costumes par la mère de l’un et confectionner un chapeau par la cousine de l’autre. Puis je rencontre le propriétaire d’un haras. Il me prête un cheval et met à ma disposition son cavalier. La présence d’un Zorro blanc sur cette mine noire me semblait une belle rencontre, mais surtout il devenait le négatif du Zorro noir.
Un Zorro maléfique ?
Non, c’était plutôt une apparition lumineuse. Il était négatif dans le sens photographique. Il incarnait une sorte d’inversion de la fiction et de la réalité. Dans une photo, le négatif n’est pas lisible mais, quand on tire la photo, on le voit soudain apparaître : c’est sa lecture conventionnelle. Ici, on est presque dans une réalité invisible. On part d’un mythe populaire et le Zorro blanc est comme une révélation : il révèle un autre sens, un sens différent du Zorro noir sans que l’on sache bien lequel. De plus, il fait un trou dans le paysage. Ce n’est plus un plein, c’est un vide. Quand je pense aux quelques camions qui passaient au loin et qui ont vu ce cavalier blanc sur un cheval blanc ; ça devait être étrange pour eux…
Est-ce que c’est la première fois que tu faisais un projet avec des animaux ?
Non, j’ai réalisé l’expérience du territoire en 1999 à Montolieu avec un oiseau dans une cage aux couleurs du drapeau français. En 2004, j’ai installé à Marseille deux corbeaux dans une salle noire, qui pouvaient rester ou se promener sur trois perchoirs formant ensemble “Zut”. Au bout de plusieurs semaines, leurs fientes ont fini par reproduire le mot sur le sol.
Plus tard, pour une manifestation intitulée “Livres à disposition”, j’ai réalisé une installation à l’imec (Institut Mémoires de l’édition contemporaine) avec des perruches et des canaris, jaune, rouge, bleu. Chaque oiseau occupait une cage différente. Il y avait sous chacun d’eux un livre dont les pages monochromes et sans écriture étaient rouge, jaune et bleu. Chaque jour on tournait la page une fois qu’elle était marquée de quelques fientes. Pendant la nuit, on installait une page noire.
Et Bruno, l’âne et les papillons ?
Ça, c’était en 2012, pour le Printemps de septembre à Toulouse. Le point de départ était un projet que j’avais fait il y a une douzaine d’années pour mon ami Bruno avec son âne. On est partis de la grotte du Mas-d’Azil pour rejoindre les Abattoirs à Toulouse. Un comédien qui, en costume-cravate, transporte une trentaine de papillons dans une cage réalisée pour l’âne, c’était plutôt exotique. Ce n’était pas une performance car les gens n’étaient pas convoqués pour voir quelque chose et ce n’était pas non plus un spectacle. C’est plutôt, là aussi, de l’ordre de l’apparition, mais dans l’espace public et mental. Ce qui se passe, si quelque chose se passe, c’est toujours en plus.
Tu en as fait un film. Quel est le statut de ce film ?
C’est une trace. D’ailleurs, on a filmé seulement les trois premiers jours de marche et, quand nous sommes arrivés aux Abattoirs, le film était déjà dans l’exposition.
Et pourquoi était-ce important, ce décalage temporel ?
Cela pouvait donner envie à des gens de venir nous croiser. On voyait le film d’un événement qui était en train de se dérouler tout en rendant visible le chemin parcouru. Comme il n’y a pas de narration, une fois qu’on s’est approprié la situation, le personnage, on marche à ses côtés.
Pour terminer cet entretien que nous pourrions encore poursuivre longtemps, qu’aimerais-tu dire de provisoire qui reste écrit sur cette page comme la fiente de tes oiseaux, mais en caractères d’imprimerie ?
Nourri de ce que j’ai fait jusque-là dans mon étrange vie, je sens arriver une autre manière d’être au monde. “Finir par commencer”, peut-être ?
Entretien terminé le 10 novembre 2014.