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L'écorce fluide du temps

Stéphanie Eligert
2005

L’écorce fluide du temps par Stéphanie Eligert La dernière décennie artistique nous a habitués à une certaine appréhension du found footage. Hors son aspect ready-made (trouver des images et en user telles quelles), qui fut travaillé différemment selon les régions esthétiques, il semble que l’énergie de cette mouvance se soit surtout concentrée sur un point : exposer une puissance défigurative de l’image. Puisque la texture des found footages étaient bien souvent abîmée, leurs projections devaient dire qu’une image (au sens théorique du mot) n’était pas fatalement soumise à la clarté de l’enregistrement ; ainsi une pellicule pouvait être imprimée à telle date pour produire seule, des années plus tard, de l’abstrait : des alvéoles de moisissure, des tâches brunâtres... Or avec ces Cultures-paysages, les choses sont sensiblement différentes, peut-être même opposées ; certes, Laëtitia Bourget a, elle aussi, trouvé ces images, elle les a « reprises » pour cette installation (en accentuant, à certains endroits, l’altération de leurs grains – par l’usage d’un compost), mais l’étoffe de l’ensemble ne se connote pas de la même manière ; il suffit d’être seulement attentif aux premiers instants du film pour le noter : que se produit-il avec ces visages, teintés de patience triste et surpiqués de moisissure ? Puis avec ce travelling s’en écartant lentement ? En fait, et sans laborieux jeux de mots, se passe la substance même du passer : le temps. Non pas le Temps (un concept qui ne sert à rien), mais le petit temps, le temps banal, prosaïque – celui qui laboure discrètement nos corps. Ce fourmillement constitue, semble-t-il, la matière privilégiée du travail de Laëtitia Bourget (on songe à Biotope – 2001 – et Germaine – 1999) ; et l’on n’emploie pas « matière » par hasard, en un sens figuré, vide (ce qu’il est devenu aujourd’hui, au gré des discours), mais en une acception intensément physique ; on dirait presque : contre-abstraite. Manifestement, l’idée de ces Cultures-portraits n’est pas de laisser béer l’infigurable, le sans-corps de l’image (comme s’agissant de la plastique informelle des found footage), mais de pétrir le grain infiniment concret du temps. Toutes ces taches ne sont pas des poussées abstraites, mais comment dire ? des écorces palpables de temps, des sinuosités visibles (peut-être aussi mesurables) de temps. C’est une réalité peu admise, dans l’imagerie commune, mais il est profondément vrai que le temps est une chose épaisse, qu’il procède par couches imperceptibles s’amoncelant petit à petit sur les fibres de nos corps, de nos images. Et la moindre qualité de l’œuvre de Laëtitia Bourget est de donner à sentir cette étrange sédimentation dans l’espace, fluidement concret (si l’on peut dire), de son installation.