Entretien avec Stéphanie Eligert
Le samedi 27 novembre 2004, par courriels
Quelque chose frappe de suite le spectateur, lorsqu'il regarde tes Cultures-paysages, c'est la lenteur avec laquelle l'image paraît s'éloigner du cadre. On la sent pleine de sentiments, de pensées implicites...
Cet éloignement joue avec l'espace dans lequel se trouve le spectateur de l'installation. L'image recule lentement, ce qui donne l'impression de respiration de l'espace. La lenteur de cette respiration agit sur le corps du spectateur qui est invité à s'abandonner. Frédéric a aussi travaillé le son dans ce sens. Le son est spatialisé de manière assez subtile sans effets spectaculaires, et tout étant parfois presque imperceptible, il donne une matière à l'air qui remplit la pièce. Le spectateur se sent immergé. Lorsque nous avons fait l'expérience de la pièce, en réunissant notre travail respectif, la première fois, chacun de nous a eu la nette et troublante impression que nous avions fait surgir des fantômes. C'était une expérience émotionnelle très physique, je ne saurais pas vraiment la décrire…
Tu parles de "fantômes" et en effet, le spectateur a l'impression que quelque chose perce dans l'espace. D'autant que la musique de Frédéric Nogray agit comme une rumeur humaine venue de loin. Comment avez-vous décidé de collaborer lors de la réalisation de cette œuvre ?
Nous nous connaissons bien avec Frédéric ; nous sommes amis avant de travailler ensemble ; et par ailleurs, c'était la deuxième collaboration que nous menions. Je venais d'accueillir un de ses dispositifs sonores au sein d'une exposition personnelle à 3015 (Paris). Et la nature de ses sons m’a semblé très appropriée pour ce projet alors que les images étaient encore dans le compost. Nous nous sommes peu rencontrés pour mener cette collaboration. Il a travaillé dans son coin à partir d'un échantillon de montage et nous avons échangé à partir d'une esquisse sonore qu'il avait produite. Après nous être livrés nos impressions, nous avons travaillé chacun dans notre coin pour finalement confronter notre travail. Très peu de modifications ont été nécessaires, nous étions tous les deux étonnés par ce que produisait la rencontre.
Pour en revenir aux "fantômes", comment, toi, la première fois, as-tu perçu ces visages qu’on voit dans les Cultures-paysages? Que t’ont-ils « dit » ? Peux-tu faire le récit de cette découverte - que tu appelles par ailleurs un « trésor » ?
J'ai ramassé les diapositives, qui ont donné lieu à cultures-paysages, en plusieurs temps, dans la rue. Le ramassage est une activité que je pratique beaucoup dans l'espace public et dont est issu un certain nombre de mes oeuvres (les feuilles mortes, les coquillages, Lebenstücke...). Ce que je ramasse a toujours un rapport plus ou moins direct avec l'intimité d'une personne, avec son histoire... oui, ces ramassages me donnent le sentiment de m'enrichir comme d'un trésor, de la même manière que j'ai le sentiment de m'enrichir au contact de quelqu'un qui accepte de m'accueillir dans sa caverne, de partager avec moi ses ressentis, ses expériences, son histoire. Cela me donne l'impression d'être plus vaste, et en même temps de me dissoudre. Je perçois ces fragments d'autres comme des extensions, ils complètent ce que je suis : des personnes vivent, ont vécu et vivront, elles ont leurs propres points de vue de cette expérience, dont je n'ai aucune idée mais que je peux percevoir. Cette perception est très importante pour moi, elle me permet de dépasser une des limites les plus encombrantes des rapports sociaux, c'est-àdire la façade. J'éprouve une grande joie à la découverte de ces fragments, je me sens chanceuse à chaque fois. Mais il m'arrive aussi de ressentir de la souffrance, parfois des violences, de la tristesse, de la solitude, de la perte, de la peur, de la détresse... toutes sortes d'émotions difficiles à accueillir à travers ce que je récolte. Mais j'ai surtout un très grand sentiment de beauté, une beauté tragique qui me fascine. C'est ainsi que je pourrais qualifier ce que ces images ont suscité chez moi lorsque je les ai trouvées, même si c'est plus complexe (on ne peut pas tout formuler).
Tu touches un objet et devines aussitôt l’épaisseur de vie qui y palpite. Du coup, lorsque tu parles de « fantômes », est-ce que cela désigne pour toi une réalité sans corps ? Ou au contraire, tout cela fourmille-t-il de choses palpables? Par exemple, en tant que plasticienne, comment perçois-tu les taches d’altération granuleuse sur les images ?
Les cultures m'apparaissent comme un fourmillement de vie qui se traduit par la transformation de l'émulsion, et donc de l'image d'origine pour produire une autre image plus abstraite et en même temps habitée de spectres. C'est un peu ce qui définit le fantôme, le fait qu'on ne puisse avoir qu'une perception très partielle de sa présence, que l'on ait des difficultés à l'identifier. Il s'agit d'une sensation de présence sans certitude, cela nous glisse un peu entre les doigts. C'est à partir de cette perception partielle que nous ouvrons une porte vers l'inconnu (de nous-même je pense). La texture, les croûtes, les variations de couleurs sont les effets d'un processus de transformation chaotique et je suis curieuse de ce qu'il génère comme signes. Il s'agit d'une curiosité et d'un étonnement plutôt qu'un désir de comprendre ou de décrypter. Je suis fascinée par la faculté que nous avons chacun de nous projeter sur des surfaces disponibles, pour y faire surgir ses propres fantômes. J'ai favorisé le développement de surfaces disponibles.
Ta formule de « perception partielle » est très juste ; c’est bien ce qui se produit pour ton spectateur : la plénitude d’une perception (celle des visages de ces gens) et l’absence de nomination (puisque le ressenti ne se résorbe pas en une compréhension, comme tu le dis). Dès lors, que penses-tu qu’il arrive à l’espace d’exposition dont, au début de cet entretien, tu disais qu’il immergeait le corps du spectateur ? Crois-tu qu’il soit encore de l’espace ? N’a-t-il pas tendance à devenir une sorte de nappe de temps ? Une couche de temps ?
Oui, je crois qu'il se produit une mutation de l'espace en autre chose ; je ne sais pas s'il s'agit de temps car cela ne me donne pas l'impression de linéarité (en admettant que le temps soit linéaire) ; j'ai plutôt l'impression d'une spirale sans fin où l'on circulerait sans rupture du centre à la périphérie, de l'intérieur à l'extérieur et vice versa. Il faudrait peut-être demander à un scientifique s'il existe d'autre formulation plus appropriée.
Pour revenir aux Cultures, à leurs particularités, pourquoi as-tu fait usage du compost ? L’altération naturelle ne te semblait pas assez intéressante – formellement ? ou bien …
Il y a deux sortes d'images montées ensemble. Certaines sont issues d'un vieillissement lent, je les ai récoltées telles quelles et d'autres, qui étaient intactes initialement, ont séjourné dans un compost (à des niveaux différents, en surface ou au coeur) entre une semaine et trois mois pour certaines. Le compost était un milieu créé artificiellement par mes soins, où se développait des éléments naturels de dégradation (bactéries, acidité, moisissures, vers...). La transformation était plus rapide et plus violente. Les images qui en résultent sont très différentes et l'association de ces phénomènes, correspondant à des rythmes différents, a donné du relief lors du montage.
Du relief, bien sûr : ton spectateur est en effet frappé par des sortes de profondeurs de l’image, comme si d’autres diapos étaient imperceptiblement posées sur celles que tu montres. Mais pour finir, une question sur le titre que tu as choisi : cultures-paysages. Il a quelque chose d’étonnant, que l’on ne saurait pas immédiatement décrire ; peut-être son accent de généralité …
Le titre ne parle pas de ce qui est ressenti lorsque l'on fait l'expérience de la pièce. Les cultures font partie des ramassages (nom qui ne parle pas non plus du ressenti mais simplement de l'activité), cela désigne les images dégradées par un développement vivant. Il y en a deux sortes : les cultures-portraits sont des images verticales que j’ai choisi d’installer dans le mobilier urbain (à La Rochelle en hivers 2004), et les culturespaysages sont les images horizontales qui ont donné lieu à ce montage vidéo présenté en installation et bientôt aussi sous la forme d'un DVD à usage privé (c'est-à-dire dans la télévision du salon...).