Exposition Être en vie
2007-2008
Exposition
13 décembre 2007 – 2 février 2008
Le Parvis centre d’art contemporain
Entretien avec Marie Cozette, 20 mars 2007
MC : J’aimerais aborder une notion centrale dans ton travail : le cycle de vie et de mort. Plusieurs de tes œuvres intègrent des processus de pourrissement, de vieillissement ou de décrépitude, associés à une forme de régénération et de renouvellement…
LB : C’est vrai que cette notion de cycle est récurrente, que ce soit par rapport à la référence biologique ou dans une forme de perception du temps. Dans cultures-paysages par exemple, il se produit une identification entre l’image dégradée par le développement de bactéries, qui renvoie au développement du vivant en général, et le montage, qui produit un effet de dilatation du temps chez le spectateur, immergé dans l’espace de projection. C’est la perception du temps en spirale qui m’intéresse ici, de même que dans d’autres œuvres plus récentes, comme l’éternel retour. En fait, c’est l’intuition que le critère linéaire du temps occidental, est plus source d’anxiété et de lutte qu’une juste représentation du ressenti que nous avons de la vie et de ce qui nous entoure. Donc j’ai cherché davantage à produire des représentations de cette perception cyclique et spiralée du temps de la vie et du temps du cosmos que l’on retrouve traduite de manière différente dans de nombreuses cultures. Au fond, ce sur quoi je me base reste extrêmement pragmatique, c’est l’observation du renouvellement cellulaire, des cycles menstruels, ou de ce genre de phénomènes biologiques. Mais plus j’avance plus cela dépasse le rapport à l’individu même.
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MC : A ce propos, qu’est-ce qui sépare tes premières pièces, faites il y a 10 ans, à partir d’excréments ou de menstruations, de tes œuvres récentes, comme le film Se faire des amis, qui met en scène des animaux ?
LB : Il y avait une constance dans les premières activités. Elles correspondaient à un retournement vers soi, nécessaire à ce moment-là : une sorte de cocon pour opérer une transformation. La protection du repli dans l’espace privé m’a permis de soulever des aspects très intimes de l’existence (renouvellement cellulaire, excrétion, cycle menstruel, etc), pour en produire des représentations. Mais j’avais aussi l’impression quand j’ai débuté ces activités que je devais refaire le parcours de l’art depuis l’origine. J’ai pour cela emprunté des formes à la fois extrêmement primitives et chargées d’émotion. Toutes ces matières que ce soit le sang, les excréments sont déjà vivement connotés avant même que je les transforme, au point que je dois les détourner par le biais de l’ironie, pour mieux les aborder. Cela me semblait relever d’une relation au mystère de la vie, qui constitue peut-être l’origine des formes artistiques : ce qui peut être source d’un questionnement permanent et qui n’aboutit à aucune réponse définitive, que l’on côtoie pourtant au quotidien, avec lequel on doit composer et sur lequel les hommes se retrouvent par une trame symbolique commune. J’avais donc besoin de produire des représentations au plus près de ce que ces aspects de la vie corporelle me donnaient à comprendre de l’existence. Je dirai que se faire des amis, répond à une démarche assez proche de ce dernier point : c’est un humain qui vit sur un territoire qu’il partage avec d’autres formes de vie et tout ce petit monde doit cohabiter. La vision idyllique d’un humain qui vit en harmonie avec le monde animal est un fantasme très ancien. Je l’aborde en tant qu’occidentale avec mon héritage culturel. Je suis à la fois dans un rapport direct et sincère, presque littéral dans ma recherche, et j’adopte la distanciation issue de ma culture. L’écart entre ces deux pôles relève de l’absurde, comme c’était le cas avec les sécrétions corporelles. Et ce décalage-là a quelque chose d’un peu grotesque. Je suis ignorante du comportement animal, vivant dans un environnement anthropocentrique, du coup, je ne peux que feindre. Mais je choisis de le faire sincèrement, comme lorsque j’envisage aujourd’hui de cuisiner l’humain, en collaboration avec Laurent Maire Chef cuisinier, et de consommer de manière rituelle des parties du corps humain. Au fond, il y a un tel décalage qu’on ne peut pas aborder cette proposition au premier degré. On se base dans ce projet sur le postulat que, face à la perte douloureuse d’un être aimé, la possibilité d’ingérer une partie de son corps permette de faire le deuil en le digérant, en lui offrant de se prolonger à travers nous, et de poursuivre ainsi son chemin dans le cycle de la vie. Mais bien sûr, il s’agit davantage d’une démarche poétique qui emprunte des formes esthétiques décalées pour être recevable, car un tel postulat ne peut qu’entrer en collision avec un interdit fondamental de notre culture. Nous concevons donc un recueil de préparations pour consommer le corps humain comme un rituel correspondant aux différents passages de la vie, en empruntant un langage poétique distancié (plutôt que descriptif et pratique).
MC : J’ai le sentiment que tu as élargi un cercle au départ réduit à ton enveloppe corporelle, à différents cercles, de plus en plus larges : le couple, les animaux, l’environnement urbain… ?
LB : Oui, j’aime bien l’image des cercles. Ce serait comme un processus de pelures d’oignons inversé. Comme si j’avais dû partir du cœur et que plus je gagnais en expérience et en assurance dans mon parcours, plus cela me permettait d’aborder les périphéries de plus en plus larges dans mon environnement : les personnes, les êtres que je rencontre, les plantes, les animaux, jusqu’à l’énergie qui nous traverse.
MC : Peux-tu préciser cette notion d’énergie et la manière dont elle se concrétise dans des formes artistiques ?
LB : Quand on parlait au début de cycles qui se traduisent biologiquement. C’est une forme de renouvellement observable sur un plan physique. Ce phénomène est l’expression d’une énergie qui circule et qui permet entre autres le développement de la vie. La notion d’énergie est le niveau le plus abstrait des différentes manifestations du vivant, des phénomènes de transformation de la matière (que l’on peut nommer aussi entropie) que j’aborde. Cette énergie correspond à la rotation de la Terre, à la combustion du Soleil… Il y a des cycles d’énergie aux étendues extrêmement variables qui demeurent difficilement perceptibles par l’homme bien qu’il en subisse l’influence. Et c’est cette limite de perception qui depuis les premiers temps de l’humanité produit du trouble, un sentiment de mystère qui nous dépasse. Comment percevoir l’origine et l’aboutissement des cycles d’énergie qui nous entourent, comment s’y adapter, s’en protéger, accepter d’en faire partie, d’y contribuer … On trouve de nombreuses formulations face à ces interrogations : religieuses, philosophiques ou scientifiques, et la mienne correspond à un langage qui relève du ressenti physique, traduit en image.
MC : Par rapport au ressenti justement, tu parles d’anxiété, de lutte… Ton travail est-il un moyen de résoudre un ressenti qui serait au départ problématique ?
LB : Résoudre non, il n’y a pas de résolution, mais c’est une réponse. Comme tout un chacun, j’aspire simplement à me nourrir, me lever, aimer, me reposer, me maintenir au monde … Seulement dans cette expérience de la vie on rencontre différents aspects problématiques dont on doit se faire une représentation pour les appréhender. Alors on dispose de représentations offertes par ceux qui nous ont précédés, de représentations admises et systématisées par la société dans laquelle nous évoluons, et je dirais que certaines ne me conviennent pas. Elles n’ont pas apaisé certaines des interrogations qui m’ont travaillée. Ne serait-ce que la relation à mon genre féminin : être une femme et accepter ce que cela implique socialement, ne me semblait pas rassurant. Par ailleurs j’avais difficilement accès à ce que cela signifiait sur un plan physique. Du coup, j’ai développé une forme de laboratoire d’expérimentations (le fameux cocon dont nous parlions au début), pour appréhender différentes dimensions de mon être féminin (sans me limiter à l’aspect sexuel). Et alors que je suis enceinte, j’ai vécu une période de repli où je me trouvais totalement en phase avec mon corps, et en rupture avec les logiques de la vie en société (travail, efficacité, productivité, etc). Je comprends alors à quel point mon questionnement d’origine répond à mon état d’être femme au monde, dont je ne trouvais pas l’écho au sein de mon environnement social. J’essaie donc de produire des formes qui traduisent ma perception de l’être, en tant que vivant, en relation avec un environnement, avec d’autres êtres, etc… Pour cela, je m’approprie des formes culturelles de différents registres, les détournant ou les métissant. Ainsi, pour mon projet de tapisserie en cours d’étude, je me nourris de références diversifiées (alchimie, symbolique religieuse, botanique, tapisserie médiévale…). Je cherche à produire une représentation de la bipolarité féminin-masculin en tant que principe créateur, source d’équilibre et de renouvellement. Ce background iconographique me permet de constituer un vocabulaire avec lequel je joue pour traduire la question qui m’intéresse, sans que cela passe pour autant par des citations, simplement des évocations. De cette manière, je me place dans une position critique qui interroge à la fois les représentations existantes et la perception personnelle de chacun, afin de permettre un travail de la conscience.
MC : Finalement, l’art te permet de faire coïncider cela de la manière la plus juste possible.
LB : Oui, c’est un moyen pour moi d’avoir une parole en tant que personne vivant dans une société. Je suis comme tout un chacun, je n’ai pas à imposer davantage ma vision des choses. Seulement en me positionnant sur un plan artistique, je m’affecte une sorte de rôle peut-être comparable à celui des moines, qui consiste à s’extraire afin d’atteindre une dimension spirituelle qui n’est pas accessible autrement. Mon rôle serait d’user de cette faculté d’intuition, et d’en donner un feed-back à mes contemporains, d’user à la fois d’une analyse critique au regard des représentations assimilées et en même temps d’opérer un métissage des informations dont je suis imprégnée, à la jonction des différentes influences auxquelles ma vie dans le monde d’aujourd’hui m’expose.
MC : J’aimerais aborder la réception de ton travail et savoir s’il suscite des résistances, que ce soit de la part des acteurs que tu fais intervenir dans un projet, ou de la part des spectateurs. Si résistance il y a, comment l’analyses-tu ? L’intègres-tu dans ton travail ou bien reste-t-elle périphérique ?
LB : Oui cela crée des résistances, mais j’en suis consciente dés le départ. Puisque le déclencheur du travail est déjà une résistance à mon niveau. Quand j’entame un projet, la première transformation doit s’opérer sur moimême. Ce n’est pas parce que je suis particulièrement à l’aise avec mes excréments que j’ai choisi de réaliser des sculptures avec. De la même façon, rencontrer des animaux et me mettre en situation de face à face sans savoir ce qui va se produire n’est pas évident non plus à priori. Donc la première chose qui doit se passer est un changement de posture par rapport à celle que j’avais jusque-là.
MC : Peut-on dire que tu te mets dans une position de danger ou ce terme est-il abusif ?
LB : Plutôt de déséquilibre. S’il y a un danger, je dirais qu’il est social. Parce que pour mener ma recherche, je m’exclus en esquivant certaines conventions. Ainsi le champ artistique est-il la seule perspective possible dans l’expérience que je mène vis-à-vis des représentations. Sur un plan littéral, mon comportement ne correspond pas à ce qui est convenable (c’est nécessaire pour permettre l’émergence d’une vision autre) et ainsi je m’expose au rejet. Je le sais dès le départ, c’est important dans les prises de décisions esthétiques, puisque les objets que je produis sont des formes de médiation de ce que j’expérimente. Par exemple, l’observation de la cicatrisation : il ne s’agit pas d’une expérimentation scientifique, donc il ne s’agit pas de produire des formes objectives qui rendent compte strictement de ce qui s’est passé. Il s’agit de mettre en place des formes suffisamment reconnaissables pour pouvoir être comprises et qui en même temps permettent de penser différemment l’objet que je mets en question. Et puis je ne suis pas forcément à la recherche d’inédit…
MC : Je ne pensais pas non plus à l’inédit mais plutôt que tu allais sur le terrain de la transgression, du tabou…
LB : « Transgression » n’est pas un terme que j’emploie. Et pour cause : je crois que ce qui rend possible ma démarche est que je ne prends pas en compte l’existence d’un interdit, en tout cas pas définitif. Je ne pense pas pouvoir aborder des choses sur lesquelles reposerait un interdit définitif. Ce qui m’intéresse ce sont les terrains où repose une sorte de couvercle qu’on évite de soulever. Je prends le risque de le faire pour voir ce qui se passe làdessous, et je reçois les effets de plein fouet ; après je digère de telle sorte qu’au moment où je le restitue aux autres, ils ne le reçoivent pas d’une manière aussi brute mais plus douce afin d’entendre quelque chose. Ce n’est pas pour autant toujours agréable. Régulièrement, certaines personnes me font savoir qu’elles n’ont pas envie d’entendre ce que je leur propose, mais cela appartient à chacun. Il n’y a pas de raison d’imposer quoi que ce soit.
MC : En somme il n’y a pas d’agressivité ou de provocation dans ton travail.
LB : Non, je n’ai pas le désir de défoncer des portes, de choquer, ni de placer les autres face à quelque chose d’incontournable pour eux. Je souhaite juste donner la possibilité d’aborder sous un éclairage différent, ce qui paraît par ailleurs délicat, douloureux, répugnant, étrange, voire inacceptable. Il y a des questions sur lesquelles je ressens parfois une urgence personnelle énorme, mais ma manière de travailler implique souvent que je prenne le temps et ne me permet pas d’être réactive. Ce qui me fait parfois douter de pouvoir développer une position opérante dans des situations d’urgence.
MC : A quelle situation d’urgence penses-tu par exemple ?
LB : Eh bien, là, j’estime que nous traversons une situation d’urgence sur un plan politique et écologique. Et tout ce que j’entreprends, ce sont des petits pas de fourmis vers un éveil de la conscience, lents et subtils...
MC : Tu dis que tu considères tes œuvres comme des outils que les autres peuvent s’approprier, pour s’en servir à leur tour. Il y a une réactivation possible. Est-ce que tu peux nous en dire davantage ?
LB : Je crois que la comparaison la plus simple serait de rapprocher mon travail de celui du philosophe qui va travailler à créer du vocabulaire, à cerner des concepts et formuler des conceptions. Une fois transmis, ce vocabulaire ne lui appartient plus, ce n’est pas son but d’être propriétaire de ce qu’il fait émerger. Sa parole lui appartient, il est responsable de l’avoir prononcée, mais sa pensée n’a de sens que si elle se dissout pour nourrir des usages hors du champ de la philosophie à proprement parler. En tant qu’auteur, j’essaie d’ouvrir des portes de la conscience et de la perception à travers les formes que j’emploie et pour cela, j’invite parfois les spectateurs à reproduire littéralement les gestes que j’ai faits, à les réactualiser. Et j’ai constaté dans mon entourage que certains avaient eu plaisir à s’y aventurer.
MC : Quels gestes par exemple ?
LB : Par exemple, je ramasse certains objets lors de mes déplacements : que ce soit la collecte des poils et des cheveux que j’ai faite dans la rue pendant quelques années, ou des applicateurs de tampons issus de nos déchets ménagers rejetés par la mer sur les plages, ou encore des photos, documents personnels abandonnés sur la voie publique… C’est un matériau commun accessible à tout le monde, il s’agit juste d’orienter son attention pour découvrir que cela nous entoure. Beaucoup de personnes m’ont renvoyé des objets qu’elles avaient ramassés. Et j’ai compris qu’elles avaient acquis cette attention, qu’elles étaient sensibles à la présence de ces objets autour d’elles. Au fond, les formes que j’ai mises en place les ont invité à prendre conscience qu’il y avait quelque chose d’émouvant à découvrir, et ces personnes en ont fait l’expérience par elles-mêmes. Ce n’est pas seulement le fait d’avoir vu une de mes œuvres qui représentait l’expérience pour elles. Mais plutôt le fait d’avoir compris l’observation que j’avais développée leur a ouvert une dimension d’elles-mêmes et de ce qui les entoure. Un autre projet sur le web consistait à inviter des internautes anonymes à réaliser des objets à partir de leurs sécrétions corporelles, en prolongement des mouchoirs menstruels. J’avais conçu des petits modes d’emploi de pliages tels que je les pratiquais avec mes mouchoirs en papier et je leur proposais de trouver les supports appropriés pour me faire parvenir leurs expériences. J’ai eu très peu de réponses comme tu peux l’imaginer, mais j’offrais une brèche dans laquelle quelques personnes ont pu mener une expérience qui n’aurait pas été assumable dans un autre contexte, mais qui leur donnait l’occasion de percevoir leur corps de manière plus ludique, en dépassant une certaine répulsion.
MC : Justement la récolte est une méthodologie récurrente dans ton travail. Récolte d’objets mais aussi, sur un plan plus symbolique, récolte de l’expérience des autres. Pourquoi ce « ramassage » permanent ?
LB : Ce qui me nourrit le plus c’est la rencontre. Ce sont les frictions et les émotions qui se produisent lorsque je suis en présence de certaines personnes ou de certains phénomènes, qui déclenche le processus. Quand on emploie le mot récolte, cela renvoie par exemple dans l’agriculture, à une activité initiée par l’homme, on sème pour récolter, moi je parle davantage de collecte. Ce n’est pas forcément moi qui vais permettre qu’un fruit puisse être récolté. J’ai plus le sentiment qu’on me sème quelque chose. Quand je ramasse, c’est comme si une graine était semée en moi. Et le travail de création va provenir de la manière dont se développe cette graine. Le fruit qui en ressort n’est pas anticipable. Je me mets en disponibilité pour qu’il puisse s’épanouir. Il y a aussi des situations pour lesquelles j’ai mis en place un dispositif qui permet la collecte. Comme lors d’une résidence dans un collège, intitulée consultation affective, où j’avais installé des boîtes caractérisées par des affects. Ces boîtes étaient des invitations questionnantes qui ont permis de condenser une parole à partir de laquelle j’ai pu ultérieurement travailler. Ou encore lorsque j’ai posé 3 questions à une quarantaine de personnes pour réaliser un projet sonore : descriptions et l’essentiel. Je leur demandais ce qui était essentiel pour elles dans l’existence, de décrire une personne importante à leurs yeux, et de décrire un lieu important pour eux. J’estime que mon expérience de vie personnelle est limitée, et la matière que je travaille est enrichie par l’expérience intime des autres. La collecte est un moyen de nourrir une perception du monde décuplée par l’apport des autres, à travers les objets dont ils se dépouillent, qu’ils abandonnent et que je récupère, ou bien qu’ils me donnent volontairement. C’est une nourriture en termes de matière, d’objets et de signes, mais aussi en tant qu’elle amplifie l’expérience potentielle que je pourrais avoir de la vie qui alimente mes œuvres.
MC : D’une certaine manière, la collecte est liée à une temporalité étendue, qui me semble caractériser ton travail. On l’a un peu évoqué mais ce serait bien d’y revenir. J’ai été extrêmement surprise par exemple d’apprendre que pour réaliser se faire des amis tu avais dû tourner les séquences sur une durée de sept ans… Cela m’a beaucoup étonnée, mais je me rends compte que c’est une donnée intrinsèque. Nous avons parlé de cycles au début de l’entretien…Le temps est une composante à part entière de tes œuvres.
LB : La temporalité que j’essaie d’aborder dans certaines de mes œuvres, transcende le temps d’une vie. Je fais souvent référence au parcours de vie, mais j’essaie de lui donner une amplitude qui permet de percevoir que nos existences sont reliées et que nous ne sommes pas simplement des individus limités dans un segment de temps, entre le moment de notre naissance et celui de notre mort. Chaque moment que nous traversons correspond à des états qui nous relient à ceux qui nous ont précédé comme à ceux qui nous succèderont. J’ai ressenti assez tôt le besoin de résister, justement, à la conception occidentale du parcours de vie que je trouve absolument destructrice. Comme quoi, il y aurait un temps optimum dans l’existence. Avant on serait en train de se préparer à le vivre et une fois qu’on l’a vécu, on aborderait une sorte de déchéance ; une fois mort, on serait un rebus. Cela me semble totalement révoltant, inacceptable et inapproprié, le pur produit d’une instrumentalisation industrieuse de la vie. Forcément quand on travaille sur ce type de problématique, on ne peut pas être dans la spontanéité. On ne sait pas tout de suite de quoi il s’agit. On a besoin de laisser quelque chose se faire, d’en recevoir la substance… Je me mets en situation de laisser advenir des événements auxquels je suis attentive, qui me permettent d’évoluer lentement dans l’idée que je me fais de la question. Non seulement j’évolue lentement, mais j’ai aussi besoin de temps pour trouver les moyens de faire exister ce que j’ai eu l’occasion d’entrevoir. Cette démarche s’alimente d’un certain nombre d’événements fortuits. Je ne suis pas toujours en mesure de provoquer ce qui va permettre au travail de se faire, donc parfois cela prend longtemps avant que je réussisse à être témoin, à récolter, ou à avoir accès à ce que je cherche. Parfois j’initie le processus et cela prend le temps nécessaire pour aboutir, d’autre fois je me tiens comme à l’affût par rapport à quelque chose que je pressens et cela se présente à moi au moment opportun.
MC : Et quand tu choisis de travailler sur un projet de tapisserie, ce n’est pas anodin. Il y a une lenteur propre à ce médium.
LB : Ce constat m’a fait réaliser qu’une des dimensions les plus opérantes dans mon travail était d’en assumer la lenteur. Mes œuvres en sont l’expression, à contre courant de la multitude d’expressions de l’instantanéité, de l’efficacité, que je trouve dans mon environnement culturel. Il y a beaucoup de pensée de la vitesse, si j’ai quelque chose à apporter c’est plutôt de ce côté du temps dilaté.
MC : Dans un entretien avec David Le Breton, j’ai trouvé très intéressant la manière dont vous rapprochiez vos méthodes, alors qu’il est dans le champ de l’anthropologie et toi dans le champ de l’art. Par exemple vous parlez tous les deux d’ « immersion » par rapport à votre terrain d’investigation. Peux-tu préciser comment ta pratique croise d’autres activités…, tu parlais de philosophie tout à l’heure ? Par ailleurs, qu’est-ce qui nourrit ton travail sur le plan théorique ?
LB : C’est une question intéressante, mais ma réponse, je le crains, va relever de l’utopie pure et simple. Mon rêve serait de participer à un travail de collaboration transversale, qui concernerait un niveau de structuration de la société. J’aimerais que mon travail d’artiste puisse véritablement contribuer à développer des outils critiques vis-à-vis des problématiques de notre existence humaine, de la même manière que l’anthropologue, le philosophe ou tout type de chercheur se concentre sur des questions qui peuvent être accueillies par les hommes politiques ou simplement les citoyens, et susciter des applications. J’aimerais que l’on puisse y travailler ensemble, avec nos compétences respectives.
MC : Qu’il y ait une forme de recherche appliquée aux structures de la société…
LB : Oui, qu’il puisse y avoir une mise en commun du produit de la recherche, qui prend pour moi la forme d’œuvres esthétiques. J’ai commencé récemment à émettre un projet (ou un fantasme peut-être) par rapport aux rituels funéraires, la crémation. J’avais envie de travailler sur les effets des pratiques actuelles, sur la manière dont on accompagne le processus de deuil. Et de proposer une étude des formes possibles, des mises en scène, objets, gestes et déroulement en référence aux différentes pratiques culturelles, pour les professionnels de ce secteur, afin qu’ils puissent s’en inspirer dans les pratiques qu’ils proposent. Je connais un sociologue, Patrick Baudry, qui a déjà tenté une entreprise comparable auprès des pompes funèbres de France. Je l’ai rencontré lors de mes études à l’Université de Bordeaux. J’avais choisi d’être entourée d’un sociologue et d’une plasticienne pour l’écriture de ma maîtrise. Donc dès le départ, j’avais ce souhait de croiser les approches, les outils différents, parce qu’on partage le même objectif : développer un esprit critique vis-à-vis de la société dans laquelle nous évoluons, afin qu’elle puisse se renouveler. Si on laisse la société tourner sur elle-même dans une logique de protection à tous crins des systèmes dominants, on court le risque qu’elle se déshumanise, qu’elle s’auto-légitime en oubliant qu’elle existe pour permettre à des humains de vivre ensemble. De nombreuses civilisations ont atteint ce niveau dans l’histoire de l’humanité et ont disparu. Je rêve que les artistes, les intellectuels, les chercheurs puissent collaborer pour devenir des acteurs opérants de notre société. Seulement en tant qu’artiste, on est isolé dans une sphère spécifique, nos œuvres sont traitées comme des marchandises élitistes, le nom de l’artiste comme une marque de fabrique plus ou moins prestigieuse…, ce n’est pas vraiment intéressant à mon sens. Quand je réalise des livres pour les enfants, c’est aussi un moyen d’insérer davantage mon travail dans le quotidien des gens. La littérature enfantine donne lieu à des échanges entre les parents et leurs petits, à des discussions sur le coin de l’oreiller, concernant les différentes questions de la vie qui taraudent les enfants. J’espère trouver ainsi d’autres moyens de m’extraire du champ spécifique de l’art et des territoires circonscrits où il est consacré.
MC : Des occasions de faire la même chose mais en l’inscrivant dans des champs plus hétérogènes…
LB : J’aimerais poursuivre les dialogues avec des chercheurs, comme celui que j’ai eu avec David Le Breton ou Albert Jacquard, afin de donner lieu dans un premier temps à un recueil de réflexions croisées. J’aurais beaucoup aimé rencontrer Henri Laborit, malheureusement il est mort. C’est un scientifique qui parle de la position de créateur dans la société, d’une manière qui traverse tous les champs de l’activité humaine, pas seulement artistique. Et le scientifique, le sociologue, l’artiste se retrouvent dans le même panier, à esquiver la doxa, qu’ils trouvent douteuse, à lever des lièvres et chercher des issues. Dans le champ scientifique, cela fonctionne très bien, même si là encore la recherche fondamentale est en péril aujourd’hui : quand une découverte est faite, elle donne lieu à des applications.