Skip to main content

Pépins frais

Exposition personnelle de l'artiste Pépins Frais, Galerie HCE, Saint-Denis
2023

« Etonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait » (Victor Hugo, les Misérables)

Le contexte actuel de notre rapport à la nature suscite l’effroi : le réchauffement climatique et son cortège de catastrophes, la déforestation à grande échelle, les pollutions en chaînes, la disparition et l’extinction des espèces, l’annonce quotidienne de nouveaux saccages de la nature, tout annonce que l’alliance mythique aux voix de la nature se perd de manière irréversible et inéluctable. Plus grave encore, cette crise écologique s’associe à une crise de la sensibilité, coupée de la nature, devenue étrangère à elle, indifférente, que ne peuvent masquer les quelques émois qui subsistent devant le spectacle de la nature et la rhétorique publicitaire des quelques « gestes pour la planète ».

Jonathan Bablon est parfaitement engagé dans ce climat de trouble et la nécessité de faire « avec ». Appartenant à la « génération du compost », il baigne dans la déchéance du monde et des idées qui ont conduit à sa perte. L’artiste se pose en faisant un pas de côté, un écart plein d’humour entre une indifférence stérile et un catastrophisme déresponsabilisant.

Pépin frais est une installation composée d’une grosse branche ramassée en forêt, recouverte de mousse, soutenue en équilibre par des béquilles, et parcourue par un réseau de tuyaux et un système de brumisation d’eau de pluie qui à intervalles réguliers alimente la mousse et la maintient en vie. En sortent des branches plus petites, qui cherchent notre regard en tendant comme sur un plateau des fruits que l’on croit reconnaitre mais dont l’intérieur révèle une carnation, des pépins, des fluides juteux, une matière complexe et sophistiquée. Des fruits dont la céramique exacerbe formes et couleurs. L’exploration de l’ensemble se termine par un cadre vide d’épis de maïs, un miroir que l’œuvre semble se tendre à elle-même, s’y rassembler et s’y interroger, nous remplir de perplexité. La mousse gonflée et épaisse suggère une encolure d’animal. En proximité avec le mot « pépin » surgit l’idée d’une pépinière singulière ; la machinerie du système de brumisation tend plutôt vers un dispositif médical de réanimation, de transfusion.

Read more

Le secret de l’installation semble bien résider dans la mousse, ce végétal tellement omniprésent qu’il jouit de peu de considération tout en se répandant en forêts extravagantes, minuscules, et une infinité de variétés. C’est la plante dans son état le plus primitif qui recouvre la terre quand les eaux se sont retirées, se lançant dans cette folle aventure en ignorant la racine, la tige et la fleur, une pionnière de la vie sur la terre ferme. Elle réussit presque à se rendre immortelle, n’ayant besoin que d’un peu d’eau et de lumière pour se régénérer et se reproduire. L’installation restitue ce formidable accélérateur de vie qu’est la mousse : quelques gouttes d’eau de pluie brumisée, et ses filaments se gonflent de singulières turgescences, et les sporogones, ces soies fragiles portant de légères capsules s’ouvrent en rosettes étoilées, diffusant un flux de fécondité. L’analogie se déploie tout naturellement vers ces fruits ultra-terrestres portés au bout des branches, contaminés par cet intense courant de vitalité, complètement régénérés.

L’énigme de l’œuvre se résout dans la tension de ses éléments vitaux : cette machinerie pouvait passer au départ pour un canular de science- fiction, mais avec toutes les références, souvent très érudites, on s’avise qu’il y va bien de notre monde, qu’on s’y reconnait de manière plus pertinente, plus lumineuse, plus intelligible que dans les coordonnées du bon sens et de la tradition, que son esthétique révèle une vie plus vivable, un monde plus habitable. Un concept correspond à cette machinerie, il a vu le jour dans le cadre de la science-fiction, où l’on se proposait de recréer dans un autre monde, une autre planète ou installation spatiale, les conditions de vie à la surface de la terre : c’est la « terraformation ».

Les œuvres de Jonathan Bablon rassemblées dans cette exposition peuvent être envisagées comme des entreprises de terraformation, alimentées par les confrontations les plus réussies de l’homme et de la nature, leurs échanges réciproques, et l’extraordinaire porosité entre le vivant et la technologie. C’est comme un cabinet de curiosité rempli de cartes, de schémas, d’organigrammes et aussi d’objets consacrés à cette vie nouvelle parce que sans cesse régénérée, à son organisation dans l’espace et aussi sa diffusion dans les idées et la pensée, un prélude à une encyclopédie de la création sans cesse recontinuée du monde. Où chacun peut trouver un chemin de visite, d’interprétation entre le réel et le fictif. Dans toutes ses représentations je retrouve la peau et un certain rapport à la peau : il y a une très belle représentation de la peau (sur un ensemble de 4), un diagramme sagittal de l’ingéniosité de la peau, de sa porosité, de sa respiration et des échanges entretenus avec la profondeur du corps, une coupe dans l’intelligence de la peau que les portraits de la peinture classique font si bien affleurer ; le mot est là, la peau est une fleur. Ailleurs la peau est la membrane de l’échange, de la sélection, du tri, de la protection, elle étend considérablement sa surface en d’infinies circonvolutions ou villosités quand il faut faire circuler tout ce qui est nécessaire à la vie. La peau couvre et recouvre, c’est la matrice du vêtement et du revêtement, et cela concerne l’ensemble du monde. On le sait plus que jamais, la peau du monde est fragile et donc à ménager ;

Le monde sauve sa peau ! ce pourrait être le titre et le fil conducteur de cette exposition.

George Quidet, HCE Gallerie, 2023.

Vue de l'exposition Pépins Frais, Galerie HCE, Saint-Denis 2023.

Vues de l'exposition Pépins Frais, Galerie HCE, Saint-Denis 2023.