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Ultimo and the clusters

Léa Chauvel Lévy

ULTIMO AND THE CLUSTERS

Parcourir du regard les compositions de Claire Trotignon revient à accepter pour un temps et par soubresauts de tomber nez-à- nez avec le vide. De renouer avec les perceptions des rêves sans repères. Nulle entrée, nulle sortie dans ses espaces construits comme des non-lieux. Les dessins de Claire Trotignon sans hommes mais non déshumanisés agissent en effet comme de brillants leurres. Alors qu’ils semblent représenter et énoncer le familier - ici un arbre, là une maison - ces derniers sont nourris de détails qui défient l’ordre du réel et déstabilisent quiconque voudrait y retrouver, physiquement, sa voie.

De loin, tout porte à croire qu’une balade tranquille pourrait avoir lieu dans ces archipels dentelés, ces cartographies aux pentes douces. Mais de près, les chemins sont sans jonction entre eux, les paysages sans ciels. Les portes s’ouvrent sur des marges blanches et les voûtes soutiennent des murs qui n’existent pas. Aussi seul l’imaginaire comme machine à fantasmes peut-il arpenter ce terrain bien plus mental que géographique.

Dès lors, un trouble précieux émane de cette apparente figuration. Trouble qui n’est pas sans convoquer le pacte que le théâtre établit avec son public. Mais à la différence d’un spectateur qui a conscience que le décor est convention, ici rien n’est confessé, - pourquoi, du reste, devrait-il l’être ? – et c’est au seul regardeur de trouver son orientation, sa boussole, ses propres appuis. Quitte à ce que l’appui soit le vide comme structure.

Le principe est énoncé clairement : « lorsque le paysage devient trop reconnaissable et identifiable, je m’arrête » affirme l’artiste. Voilà pourquoi sans doute ses paysages sont-ils composés de différents apports et de plusieurs techniques, multiplicité qui permet notamment l’irruption du volume et de la perspective. Dans sa première série Landscape(s), en noir et blanc, sérigraphiée, cohabitent dessins au crayon et au rotring ainsi que fragments de gravures des XVII, XVIII et XIXe siècles, collectées puis découpées au scalpel. Le choix de sérigraphier cet ensemble composite associant dessins et collage n’est pas anodin car il met sur le même plan différents auteurs et par voie de conséquence différentes strates de l’histoire de l’art.

Dans ce palimpseste qui met en présence tracés libres et tracés classiques et maîtrisés propres aux gravures anciennes, se joue une partition vertigineuse où la véracité historique trouve son écho libre et contemporain.

De la gravure, Claire Trotignon a conservé l’esprit et non la lettre. Avec le temps, cette technique est devenue une source vive de sa pratique mais vis-à-vis de laquelle elle a trouvé une juste distance pour en faire un medium. Certes, elle a appris à graver ; sur cuivre, sur zinc, a pratiqué l’eau forte et la pointe sèche, mais elle a toujours veillé à faire vaciller une représentation trop classique de l’espace. À cet égard, elle est touchée par la naïveté des perspectives incohérentes et inexactes des primitifs italiens, en témoigne pleinement sa série Private place.

De sa formation de graveuse, elle garde le papier que l’on passe sous presse. Elle l’utilise aujourd’hui encore et reste fidèle à certaines règles classiques, par exemple celle des « tiers » ou encore à cette marge blanche qui respecte la caractéristique d’une mise en place centrale. En contrepoint, l’utilisation de couleurs vives, vert céladon et rose pâle, joue ce rôle de réhausse des temps présents et contextuels.

De la même façon qu’elle trouve une liberté à l’égard de la gravure, elle émancipe le dessin de son cadre traditionnel. D’une part, en éclatant ses compositions jusqu’à des marges et des confins toujours plus lointains. Le dessin devient déflagration, arrêt sur image d’une explosion latente, certains éléments semblant vouloir sortir du cadre. D’autre part, en gagnant les territoires de l’installation. Comment en effet donner corps à ses dessins ?

À l’Espace d’art contemporain Camille Lambert, elle y a répondu en leur donnant vie. Elle offre ainsi au visiteur la possibilité de déambuler à travers le vide, les réserves, de ses espaces dessinés. Et le plan devient volume.

Dans sa récente série High naper study liner, le travail se développe cette fois sur du Liner (membrane PVC recouvrant les parois des piscines). La couleur du support, un bleu turquoise et vif, ouvre de nouvelles perspectives. Le bleu a remplacé le blanc, mais le vide est toujours là comme structure et appui fondamental. Si pour Aristote la nature a horreur du vide, pour Claire Trotignon cette modalité d’absence est, sinon essentielle, bouleversante.

Avec Ultimo and The Clusters, l’espace d’art Camille Lambert offre une superbe occasion à Claire Trotignon de mettre en scène son exploration des frontières de la matière et de la composition en déployant des mondes aussi séduisants que piégeurs, attirant le regard dans des vertiges d’espaces, de formes, de temps et de contretemps.

Depuis plusieurs années, l’œuvre de Claire Trotignon tranche avec la figuration pour poser, par touches succinctes, des formes et compositions comme autant de motifs précieux qui émergent de leur support avec la beauté d’un rêve voilé. Basant sa pratique sur l’usage combiné de l’architecture et de la cartographie, elle s’empare de fragments végétaux et architecturaux pour les engager dans un jeu subtil entre volume et espace. De cette confrontation essentielle entre la planéité du support vierge et la profondeur qu’elle y creuse (ou appose), le regard est entraîné dans un mouvement de va-et-vient, de l’obstruction presque réflexive face au néant aménagé à la plongée méticuleuse dans le détail d’une ligne, d’une courbe végétale esquissée. Des falaises abruptes de la Renaissance à l’architecture d’avant-garde du XXe siècle, Claire Trotignon prolonge sa réflexion sur l’espace en lui y affiliant également des hiatus historiques qui nourrissent l’imaginaire et empêchent l’évidence de la figuration. Les constructions semblent reposer, en tension, au bord de précipices dont on ne perçoit pas le fond ; comme un appel du néant, ces états limites de l’habitat sont autant de fins du monde possibles où l’on ne sait qui de la nature ou de l’architecture prend le pas sur l’autre. Une lutte interne qui n’a rien pourtant d’un jugement de valeur et participe plus d’une force d’indécision qui nourrira d’autant l’imaginaire.

Car ici, malgré la préciosité et la méticulosité du trait, tout reste en suspens, laissant apparaître çà et là des éléments troublants, détails contradictoires qui, dans leurs limites mêmes, dessinent un second moment de lecture, où l’ensemble de la composition se meut en motif où le disparate s’unit en un mouvement certes éclaté mais rendu parfaitement. Chaque œuvre s’offre ainsi comme un tout organique parcouru de forces telluriques, une confrontation du plein et du vide qui nourrit une vibrante et subtile danse des éléments et du silence. L’estampe orientale traditionnelle, la construction par touches, la modernité sont ici convoquées, conférant à chacune des œuvres présentées un charme magnétique et une évidence esthétique indéniables.

Un plaisir des sens que l’on retrouve dans les travaux plus récents également exposés ici qui vont jouer avec les lignes de mobilier, d’espaces dépecés de leurs murs protecteurs, ouverts de force à la contemplation, faisant de lignes intérieures, d’aménagements par définition intimes des traces imposées à la surface, des motifs autant que des moteurs pour l’invention de nouveaux paysages.

Cette intelligente évolution dans la pratique de l’artiste est accompagnée d’une expérience, en volume cette fois, au sein même de l’espace. Au milieu de la pièce, des structures simples et ouvertes cassent les lignes de l’intérieur et découpent le vide. Comme échappées du support qui les tenait, les formes rejouent la partition dessinée sur une œuvre qui les jouxte. Cette exfiltration de la ligne, telle une incarnation de paysages impossibles est l’une des très belles réussites de cette exposition. Ces éléments étonnants, entre abstraction et mobilier tout droit sorti d’un système certes cohérent mais dont la fonctionnalité reste encore à inventer, participent cette fois à un dernier retournement conceptuel.

Si l’artiste tendait à libérer le paysage de ses limites en l’adjoignant au néant et partant, à l’infini, dans ses premières séries, si elle prolongeait ce mouvement en dépouillant les constructions architecturales de leurs murs, le déploiement de ces volumes au sein du centre d’art ressemble plus à la captation d’un paysage au cœur d’un dispositif dont le regardeur, lui- même prisonnier, devient élément nécessaire à la justification de son existence. Ses repères mis à mal par l’incongruité de lignes qui ne ressemblent à aucune autre, à lui de se mouvoir au sein de ce monde qui brise ses réflexes, son mouvement naturel, rejouant là la lutte intestine d’une nature perturbée par la construction architecturale. La question de la ruine, de la fonctionnalité du plein contre le vide, sous-jacente dans toute l’œuvre de l’artiste se voit ainsi intelligemment mise en pratique et impose la mise en doute de sa propre existence au sein d’un système certes familier mais interdisant toute appropriation.

Avec Ultimo and The Clusters, Claire Trotignon a ainsi créé une exposition qui, à l’image de ses œuvres, réveille autant d’impasses délicieuses qu’elle contient de promesses pour des questionnements à venir ; une utopie initiale de représentation du monde qui invente, à mesure qu’elle se développe, un lexique pour lire les lignes d’un nouveau rapport son paysage.

© Adagp, Paris