Modern cliff again
Marine Rochard
Comme une architecte, Claire Trotignon modélise des unités spatiales que le spectateur doit arpenter mentalement comme s’il s’agissait d’un répertoire de possibles. Piégées dans une apparente inertie, les compositions semblent, après un examen plus approfondi, être animées d’un mouvement de dilatation perpétuel et centrifuge qui reconfigure sans cesse et simultanément les différentes zones de vide dessinées par les éléments plastiques. Travaillant à partir de fragments recomposés (découpage et collage de gravures anciennes, de cartes postales...), l’artiste met en œuvre à la surface du papier la collision d’éléments hétérogènes, faisant voler en éclats l’espace perspectif traditionnel et la narration linéaire pour donner lieu à de nouvelles situations. Depuis quelques années, l’artiste libère parfois le dessin de la feuille de papier pour le déployer dans l’espace sous la forme d’installations qui interrogent aussi une vision fragmentée et fragmentaire du monde.
Avec l’œuvre Modern cliff again (produite in situ au CCC OD pour l’exposition Étendue, corps, espace. Olivier Debré et les artistes-architectes), l’artiste réaffirme l’ambivalence intrinsèque de son travail, à la confluence du paysage et de l’architecture. S’appuyant sur la structure de la salle d’exposition, l’œuvre est déployée comme une ossature de construction en bois, comme une charpente gracile dont la fonction nous échappe, qui aurait été directement dessinée dans l’espace. Ce paysage, ou ce panorama architecturé, fait aussi référence à l’histoire de l’architecture et de ses représentations, marquées notamment par l’absence des corps mais où chaque élément suggère leur présence, ou plus précisément leurs gestes. En regardant cette sculpture, c’est le corps de Claire Trotignon, celui de l’artiste que l’on imagine se mouvoir dans l’espace pour tracer ces projections tridimensionnelles en bois.
La vague architecturée de Modern cliff again entre en écho avec des œuvres récentes de l’artiste appartenant à la série The Others walls, sérigraphies imprimées en bleu outremer - couleur qui parcourt habituellement subrepticement son travail par toutes petites touches - donnant à voir d’amples vagues se cristallisant en éléments solides. Elles semblent charrier ce que nous identifions comme des fragments bétonnés de ruines contemporaines.
Très structurée et structurelle, l’installation Modern cliff again n’en est pas moins l’évocation d’une forme de sublime, ce saisissement face à la nature, inspiré de La Mer de glace de Caspar David Friedrich. En excroissance par rapport au mur, l’œuvre empiète sur l’espace du spectateur. Sa gracilité, sa fragilité apparente suggère à notre esprit la menace de l’écroulement tandis que notre corps souhaiterait arpenter les chemins que l’œuvre dessine aussi bien dans sa forme même qu’avec ses ombres portées.