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Images d'un monde flottant

Emmanuelle Lequeux

Claire Trotignon, formée aux beaux-arts de Tours, a participé au Salon de Montrouge en 2012. Son travail crée des ponts entre l’univers romantique et la création architecturale contemporaine. L’attention que l’artiste porte au détail et son goût pour le brouillage des repères demandent au regardeur une lecture éveillée et délicate.

Claire Trotignon dessine un monde flottant. Des bribes de paysages précieux, qui doivent beaucoup au siècle des Lumières, et ont perdu toute gravité pour se lover en suspens dans le blanc de la page. Des territoires sans âge : ils tiennent de la cartographie, mais de celle qui invite à se perdre. D’autant plus qu’ils poussent à naviguer dans des époques confuses : au faîte d’une colline, cachées dans le creux d’une roche, apparaissent des architectures résolument contemporaines. Elles font vaciller l’imagerie romantique qui leur sert d’écrin, empruntée, elle, à des gravures et cartes anciennes.

Anachronisme : cette mise en tension de ses sérigraphies et collages, la jeune artiste l’a mise en pratique dès ses débuts. À peine sortie des beaux-arts de Tours, elle vient coller sur la pelouse du vénérable château de Chambord la langue tirée qui sert de logo aux Rolling Stones, et qu’elle a tracée en tondant l’herbe, à échelle gigantesque, en duo avec son compagnon Nils Guadagnin. Depuis, elle s’est installée à Paris et travaille seule, « à des choses plus modestes ». Des détails si ténus, en effet, qu’elle passe des heures, derrière sa lampeloupe, munie de lames de précision, à découper les gravures antiques qui lui servent de matières premières, et dont elle s’évertue à prolonger les trames filaires de sa propre main.

« J’aime l’idée que ces images existaient déjà avant moi, et qu’elles existeront après, je ne fais que les sortir de leur contexte, cela a quelque chose de... rassurant », sourit la jeune femme, qui bénéficiera d’un solo show à Miami Beach sur le stand de la Galerie de Roussan (Paris), à la foire « Untitled ».

Mais pour elle, au final, il ne s’agit pas vraiment d’images : sur la page, ce qu’elle dessine, ce sont bel et bien des constructions, « comme une cabane. Avec ses provenances sous-jacentes, ses histoires qu’on détecte sans les lire, car la plupart du temps tout est fondu, collage et dessin, par le procédé de la sérigraphie », dévoile-t-elle.

C’est le trouble qu’elle cultive ainsi : « J’aime que de loin, ces oeuvres aient l’air de simples cartographies, et que seulement en s’approchant on détecte les détails, la végétation, les architectures, qui amènent le volume et la perspective. Comme si on regardait de plus en plus profond dans un microscope. Comme si on entrait dans un piège ».

Une profondeur qu’elle a enrichie récemment, en travaillant sur la technique très XIXe siècle du tirage cyanotype, « dont les bleus lumineux sont tellement supérieurs au numérique ».

On a pu voir ces tirages à la foire OFFICIELLE, sur le beau stand de la Galerie 8 + 4, avec leurs constellations en explosion où s’effaçait « toute distinction entre ciel et terre ».

À plonger dans cet univers, on pense forcément aux collages de Max Ernst, qui lui aussi faisait usage de ce type de gravures à la trame si serrée : comme lui, elle laisse les associations d’images abandonnées au hasard guider son inspiration. On pense bien sûr aussi à toute l’imagerie romantique, dont elle assume sans barguigner l’héritage, de Caspar David Friedrich à Hubert Robert, en passant par Piranèse.

Mais elle le met en tension, créant un équilibre avec « cette nature toute puissante qui reprend ses droits sur les constructions de l’homme ».
Comme autre source d’influence, elle cite aussi tout naturellement Rem Koolhaas ou Frank Gehry, et les architectes avant-gardistes de Superstudio. Deux univers radicalement opposés qu’elle marie avec une très élégante singularité.

Texte publié dans le cadre du programme de suivi critique des artistes du Salon de Montrouge, avec le soutien de la Ville de Montrouge, du Conseil général des Hauts-de-Seine, du ministère de la Culture et de la Communication et de l’ADAGP.

© Adagp, Paris