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C'est ainsi que finit le monde, pas sur un bang, sur un murmure

Damien Sausset

Claire Trotignon, diplômée de l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Tours, réinvesti un espace à l’abandon de la friche.

Cette vaste salle, autrefois ancien atelier dédié au travail du bois, restait sans affectation depuis des années. Faute d’entretien, les lieux étaient devenus insalubres. Fuite d’eau, planchers vermoulus, verrières cassées, tag divers constituent son ordinaire. En l’investissant,ClaireTrotignonrévèleunebeautécachée,secrète, laissée en suspend.

Dans un premier temps, l’ancien plancher est détruit, laissant apparentes les poutres, les anciennes canalisations et les montagnes de scories. Sur les marges, sont abandonnés les rebus de ce travail de démontage. Au fond, sur un mur, un dessin au delà de l’abstraction, au delà de la figuration aussi. Une forme prend possession de l’espace, s’installe comme un motif impossible, surréel, convoquant un autre temps dans le temps présent. Cette montagne résulte d’un collage gigantesque, celui de dizaines de fragments collectionnés issus de gravures du XVIIIe siècle. Une architecture moderniste sur la droite exacerbe la tension entre ce motif et la nature de cet entrepôt délabré. Au centre de l’espace, une jetée s’enfonce dans le coeur de la salle, chemin vers le dessin. Le spectateur serait invité à s’avancer afin de prendre conscience des détails du motif s’il n’y avait des câbles interdisant à chacun et chacune de s’avancer.

L’ensemble se déploie comme un spectacle figé, mis en suspend, comparable aux panoramiques du XIXe siècles, ces attractions où une peinture retraçait pour les spectateurs un événement passé. Mais alors que les panoramiques du XIXe siècle réaffirmaient l’importance de l’aura, Claire Trotignon enregistre son actuel éparpillement dans une culture mondialisée exposant jusqu’à l’indécence la disparition des hautes valeurs de la modernité. Chez elle, la ruine joue un rôle essentiel.

Elle n’est pas ce symbole mortifère, cet arrêt du temps, cette fossilisation des cycles historiques ou cette pétrification d’un rapport nostalgique au monde. Au contraire, la ruine devient ici un fragment d’espace temps en devenir, ouvert, accueillant tous nos souvenirs, découvrant combien toute mémoire est avant tout ruine et par conséquent ruine de soi. Mais elle est aussi ce socle sur lequel justement s’éprouve la plénitude de la vie dans son rejet de la mort. Le dessin, inaccessible, lointain, coupé du spectateur par un chemin impossible, devient l’ouverture d’un temps neuf répondant à l’expérience visuelle de l’effondrement. On pourrait aussi percevoir cette oeuvre comme une sorte d’événement.

La jetée indiquerait l’idée d’une mer absente, de lieux lacustres incertains. Analyse facile me diriez vous. Pourtant, l’indécision qui préside à cette installation permet toutes les lectures. On pourrait sans doute repérer dans cette oeuvre murale une vague ressemblance avec la peinture classique chinoise ou un clin d’oeil formel à la montagne logo de Paramount.

Tout se joue dans le décalage. L’oeuvre recomposée sur ordinateur fait face à une intervention qui est de l’ordre de l’installation mais qui fonctionne également en tant qu’image. Les deux s’articulent comme un spectacle total qui réaffirme la puissance du montage direct de deux réalités hétérogènes. Ce spectacle convie dans chaque esprit quelque chose d’enfoui, de lointain mais aussi d’immédiat, de presque à la portée de nos mémoires. Il y a là une forme de modestie (dans le sens d’une éthique) tout à fait réjouissante. Claire Trotignon se contente ici de nous rendre visible une tension entre, d’une part, l’acte créateur tel que la tradition occidentale l’entend (y compris dans son sens moral) et, d’autre part, le fait que tout espace contemporain (y compris celui d’un bâtiment moderniste à l’abandon) n’est plus qu’une image et non un territoire à investir. Restituer et donner à voir ne serait donc pas similaire dans notre société ?

Entre lyrisme et clarté du propos, Claire Trotignon interroge de façon souterraine ce qui fonde l’image contemporaine notamment dans sa capacité à demeurer une véritable source d’expérience. La position est évidemment politique puisqu’elle interroge les fondements même de notre vivre en commun.

Avec une délicatesse exceptionnelle, elle nous indique que l’image peut encore être non pas la somme des lieux communs mais le lieu du commun.

© Adagp, Paris