Random
Eva Prouteau
Bernard Calet est doté d’un imaginaire glaneur, qui agrège volontiers les références dans la littérature, la musique, l’architecture ou l’histoire de l’art, et qui procède par ricochets, glissements et soubresauts singuliers. Pas très étonnant que l’artiste choisisse un titre d’exposition à rebonds : RANDOM. Il paraît délicat de traduire précisément cet anglicisme qui signifie à la fois hasardeux, arbitraire, accidentel, imprévisible, et aléatoire. Bernard Calet embrasse tous ces termes, mais passe de surcroît par Georges Perec, dont le goût de la modernité l’a conduit à écrire une partition graphique 1, intitulée Souvenir d’un voyage à Thouars, où le jeu homophonique aléatoire / aller à Thouars titille l’oreille. Autre réminiscence de voyage, l’exposition Winterreise (Voyage d’hiver), que Bernard Calet conçut en 2013, et qui entre fortement en résonance avec cette nouvelle proposition faite à la Chapelle Jeanne d’Arc : l’artiste y prolonge certains motifs de réflexion, tels le transport des images, les notions de passages, de décors et d’envers du décor, qui renvoient souvent à l’habitat. Sur ce point (l’expérience d’habiter), la commune de Thouars plus que la Chapelle elle-même a servi de contexte mental à l’exposition, comme si l’artiste avait pensé l’in situ à l’échelle urbaine. À la faveur des visions et des sensations sonores captées par Bernard Calet dans ce territoire, RANDOM recompose alors la forme (aléatoire) d’une ville.
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RIDEAU
Pline l’Ancien a fait des rideaux peints le motif illustrant le plus parfaitement l’illusionnisme pictural. Vermeer et Rembrandt ont eux aussi usé de ce stratagème pour exprimer leur distance ironique à l’égard de la virtuosité réaliste. Quant à Magritte, il en a fait l’attribut récurrent de ses tableaux énigmatiques : « Le monde est fait de rideaux », écrit-il, désignant cet accessoire comme essentiel dans sa peinture scénographique. Parure, écran, seuil, frontière, objet médiatisant le désir, le rideau apparaît tel un signe indexant ce qui est à voir. À Thouars, un grand rideau blanc obture l’entrée de l’exposition : d’emblée, Bernard Calet pose la question du spectacle et de l’écran, de ce qui protège et de ce qui reçoit l’image. L’artiste fait dialoguer cette surface légère, fluide et ondulante avec son opposé : le coin inférieur droit de ce rideau est découpé et cette découpe encadre une grosse pierre, posée au sol, fragment de réel extrait de la carrière Roy, située à quelques kilomètres. Vue de l’extérieur de la Chapelle, la surface minérale apparaît brute, à l’intérieur par contre, elle est recouverte d’une peinture blanche, mêlée de micro-billes qui renvoient usuellement la lumière des phares : cette peinture est employée dans le marquage routier mais était aussi utilisée pour les écrans de cinéma, perlant sous la lumière. Entre support et surface, matérialité et symbole, pondération et envol, les deux objets cohabitent mystérieu- sement, au service d’une mise en scène de l’exposition où s’épousent les apparences du réel et de la fiction, au service également d’une tension spatiale entre l’intérieur (l’intime) et l’extérieur (le monde).
DEVANTURE
La traversée de certains centres-villes dévitalisés s’apparente à une expérience étrange, où la ville fantôme du présent reflète sa splendeur passée, où les stratégies d’occupation du vide deviennent si visibles qu’elles creusent l’absence encore davantage. En France, ce sont les villes moyennes qui sont les plus touchées. Les explications varient d’une ville à l’autre : Thouars déplore comme beaucoup une démographie déclinante et un enclavement ferroviaire, mais une explication plus globale met en évidence une relation certaine entre le niveau de vacance commerciale en centre-ville et le développement d’ensembles commerciaux
périphériques. De cet état des lieux, Bernard Calet tire une installation monumentale qui prend la forme d’un décor :
une devanture, très similaire aux façades délaissées qui ponctuent la rue Saint-Médard, serpentant en contrebas de la Chapelle. Cette grande structure se dresse comme une ossature blanche, couverte elle aussi de peinture mêlée de micro-billes, renvoyant la lumière et virtualisant l’objet, jusqu’à lui conférer le statut d’une image, entre 2D et 3D. En contrepoint et en tension, Bernard Calet suspend un rideau bleu incrustation à l’arrière de cette Devanture, surface autonome qui dialogue autour de cette architecture spectrale, et à travers une ouverture qui la perce. L’incrustation désigne cette technique d’effets spéciaux, utilisée dans le domaine du cinéma et de la photo, qui consiste à intégrer dans une même image des objets filmés séparément ou des objets 3D, dans un décor ou paysage où ils n’étaient pas. Deux espaces, le réel et le virtuel, et deux temporalités peuvent alors fusionner. Dans une incessante dialectique — entre vide et plein, architecture et peinture, distanciation et mimétisme — l’artiste invite le spectateur à venir projeter ses propres images sur cette abstraction urbaine qui tient autant de la réalité tangible
que du mirage spatio-temporel.
PRÉSENCE
Entre la nef et le coeur, au fond de la Chapelle, un amas de cailloux prend place prosaïquement. Extraites de la carrière toute proche, ces pierres agissent comme les cautions d’une réalité indiscutable : sur ce tas, Bernard Calet dispose un message en néon, l’écriture du mot REPRÉSENTER, avec les deux syllabes de début et fin (RE / ER ) disposées en enclave, comme des guillemets palindromes, pour dégager l’étymon central — PRÉSENT.
Entre l’immatérialité du message lumineux et la masse lourde de ce tas minéral, que nous dit l’artiste ? Le choix de cet amoncellement de cailloux évoque directement le contexte (la carrière voisine), et parle aussi du temps : la formation longue de la pierre de granit rouge, désormais concassée et disposée sans ordre ; et le présent de la désorganisation du monde que les médias nous renvoient aujourd’hui. La notion de représentation n’est pas simple, elle est chargée de chaos. Elle brille ici comme une enseigne publicitaire, mirant une réalité incertaine.
LA LECTURE DES PIERRES
En empruntant l’escalier qui mène au sous-sol, le visiteur aperçoit en hauteur une vidéo déroutante : les premières images fixent un pay- sage minimal, aplat pictural qui partitionne l’espace en bleu et rose tendres. Soudain, surgit dans le cadre une pelleteuse dentelée, qui s’agite dans une chorégraphie maladroite et laisse couler de sa mâchoire une poudre de graviers ocres. Émanations de poussière et atmosphère à la Mad Max. Dans ce ballet de pierre excavée, saisi dans le quotidien de la carrière thouarsaise déjà évoquée, la notion de représentation taraude à nouveau. « S’il advient que l’artiste fixe un instant privilégié, il ne le fixe pas parce qu’il le reproduit mais parce qu’il le métamorphose. »2 Ici, la métamorphose induit une forme de spleen, l’activité machinique suggérant peut-être l’action du sablier, la fuga- cité du temps qui passe, le rideau minéral, la poussière qui rattrape toute vie, mais qui présage aussi d’une future germination.
LE BRUIT DU MONDE
En immersion dans la ville, Bernard Calet a étudié les rapports entre son et espace : s’inscrivant dans la droite lignée des enregistrements de terrain (en anglais, field recordings) qui génèrent des audio-paysages, l’artiste a capté la dimension sonore de l’architecture et de l’urba- nisme de Thouars, la vie quotidienne de la cité dans ses bruits les plus ordinaires : en bref, une mémoire contemporaine et un espace. De cette matière sonore générique, il nappe l’exposition : trait d’union entre les deux étages, la présence sonore de la ville se perçoit en dou- ceur dans toute la Chapelle, comme un nouvel insert de réel samplé qui vient nourrir l’exposition.
PULSATION CATHODIQUE
Au sous-sol, trois écrans palpitent d’une lumière changeante, qui évoque la projection d’une image cathodique diffuse, que l’on imagine saisie par la fenêtre d’une habitation. Cette omniprésence du halo télévisuel, seule trace de vie décelable, interroge la manière dont les images animent notre univers domestique : où vivons-nous le plus aujourd’hui, si ce n’est dans le flux numérique et cathodique, miroir hyp- notisant de la complexité du monde ? Comment nous dissolvons-nous sur ces écrans producteurs de paysages flous ? Dans cette instal- lation immersive, Bernard Calet pointe à la fois notre devenir-image, et celui qui guette souvent l’architecture. Il nous convie à plonger dans ce bain cathodique attirant, en même temps qu’il nous empêche d’en saisir le sens. L’œuvre demeure ouverte, marquée par l’affleurement ambigu de l’irréel dans le réel, entre enchantement et désenchantement.
FOULE
À l’opposé des écrans, Bernard Calet présente une pièce datant de 2011 et intitulée Foule. Ce grand photomontage rassemble de nom- breux personnages, hommes ou femmes saisis dans l’énergie de la marche ou en posture assez dynamique, en premier plan d’une archi- tecture remarquable. Pour la première fois dans l’exposition, la figure humaine est représentée, et Bernard Calet choisit de l’introduire dans toute sa multiplicité et toute sa vitalité. Imprimée sur dibbon miroir, l’image intègre le reflet du visiteur qui la contemple : ce que l’artiste sug- gère ici, c’est qu’une œuvre n’existe qu’activée par le spectateur, figurant capital de l’exposition. Et le point focal de RANDOM réside sans doute dans cette constante attention au corps humain, dans l’espace construit de la ville comme dans celui de l’exposition — un corps dont Bernard Calet sollicite subtilement tous les sens.
1 - Exécutée par le GERM, et mis en musique par Ph. Drogoz, en 1972.
2 - Malraux, La Création artistique I, in Les Voix du silence.