Jeanne Cardinal. Traverser les espaces.
Par Delphine Masson
Le travail de Jeanne Cardinal semble guidé par un plaisir communicatif de la rencontre. Dans son univers pop, acidulé et faussement naïf, les formes, couleurs, motifs, textures et matériaux les plus divers dialoguent joyeusement. Si elle aime composer avec l'hétérogénéité, Jeanne Cardinal déjoue cependant les télescopages abrupts pour rechercher plutôt une forme d'harmonie qui se réinvente d'œuvre en œuvre au gré des éléments en présence.
C’est à travers la sculpture, l’installation, le dessin et plus récemment la performance, que l’artiste s'emploie à provoquer ces rencontres impromptues. Assez naturellement, elle privilégie l'assemblage et le collage, arts de la juxtaposition qui savent faire tenir ensemble des formes étrangères les unes aux autres, les réunir sans chercher à effacer ce qui les sépare. Car c'est dans cette démarcation toujours béante entre deux choses que surgit l'étrangeté et que s'ouvrent de nouveaux imaginaires. En confrontant différents univers et registres visuels, Jeanne Cardinal navigue ainsi en permanence entre des pôles distincts qu'elle se plaît à tisser, inscrivant son travail tout à la fois dans le réel et la fiction, la géométrie et la figure, l’abstraction et la narration. L'artiste fait d'ailleurs appel à l’expression d’« abstraction narrative »1, pour qualifier très justement la nature particulière de ses réalisations hybrides.
Représentative de ces rapprochements inattendus, l'installation Mariage d'inclination (2018) met en scène la rencontre amoureuse d'objets banals. Séparés par les parois d’une boite transparente, des pièces de vaisselle ou bibelots forment des couples qui s'unissent dans le reflet des surfaces irisées. Dans un jeu d'illusions qui invite à une réflexion sur l'amour et le désir, les objets personnifiés deviennent les protagonistes d'une histoire sentimentale et érotique.
Le supplément d'âme dont les dote Jeanne Cardinal témoigne d'une relation privilégiée avec les objets du quotidien, relation affûtée par l'expérience du design qu'elle a étudié avant de s’engager vers les arts plastiques et qui a contribué à nourrir sa réflexion sur la sculpture. A travers l’utilisation récurrente des objets, l'artiste ne cherche pas tant à pointer nos modes de consommation insatiables qu'à explorer un inépuisable répertoire de formes et de matériaux. Détachés de leur fonctionnalité, ils acquièrent en effet une véritable qualité d'abstraction avec laquelle elle compose. Mais de cette abstraction émane une étrange familiarité, un écho lointain de notre vie matérielle qui reste inscrite en filigrane. Comme si, derrière des formes rendues inopérantes, des gestes et des usages continuaient à affleurer pour se relier à notre condition humaine. C'est aussi cette part d'humanité sous-jacente des objets qui intéresse Jeanne Cardinal et lui permet de les envisager comme des éléments narratifs à part entière de ses fictions abstraites.
Car si ces ustensiles convoquent le réel dans sa dimension la plus prosaïque, c'est aussi avec un malin plaisir que l'artiste entreprend d'en décoller pour s'engager dans des voies fictionnelles des plus fantaisistes parfois. Un décollage que l'on peut aussi entendre dans le sens aérospatial du terme, tant Jeanne Cardinal semble happée par les imaginaires de l'espace, voguant avec humour dans un univers de science-fiction et de rêveries cosmiques. Dans son travail, la figure troublante de l'Ovni peut ainsi évoquer l'étrangeté d'objets usuels simplement détournés (O.Q.N.I (Objets Quotidiens Non Identifiés), 2019). Accrochées au mur et assorties de photographies, des poêles à frire deviennent des hublots ouverts sur le cosmos ( Star's miror, 2021). La série de dessins Pot(s)-en ciel (2021), quant à elle, reconfigure les différentes composantes de la théière en une collection de fusées d'autant plus oniriques qu'elles se parent de motifs évoquant la sphère céleste 2.
On le voit, ce regard tourné vers le ciel, ces rêves d'exploration cosmique n'évacuent en rien l'ancrage du travail de Jeanne Cardinal dans le réel. Au contraire, celui-ci coexiste avec ces échappées dans l’imaginaire, comme deux facettes d’une expérience sensible qui ne saurait choisir entre l'ici et l'ailleurs, la matière et le rêve et d’une certaine façon, entre la terre et le ciel.
Cette dualité trouve un écho intéressant dans la façon dont Jeanne Cardinal opère d’incessants allers-retours entre la surface bidimensionnelle du papier et l'espace tridimensionnel de la sculpture. Le dessin ou le collage apparaissent ainsi pour l’artiste comme une façon de s'affranchir des lois de la pesanteur et des contraintes de la matière pour ouvrir ses compositions combinatoires à de plus larges horizons. Les visions en apesanteur posées sur le papier sont parfois réinvesties dans des œuvres en volume, qui peuvent alors partager une part de cette fantaisie légère. En passant de la 2D à la 3D, les créations sur papier diffusent également aux sculptures une troublante qualité graphique ou picturale. Une connivence s’instaure entre le plan et le volume, comme dans la série Spaceland (2022), compositions de papiers pliés dont on ne saurait départager s’ils sont des agencements d’aplats colorés faisant image ou de volumes spatialisant des plans successifs. Le titre de cette œuvre se réfère d’ailleurs à « Flatland » 3 , un récit allégorique écrit en 1884 par Edwin A. Abbott qui ne cesse d’inspirer Jeanne Cardinal et incarne de façon poétique ces problématique spatiales qui traversent son travail.
Dans Terre-île (2022), ses expériences plastiques de géométrie dans l’espace invitent à une méditation sur le paysage. Variations sur la figure topographique du monticule, l’installation dessine des territoires tant physiques que mentaux, empruntant des vocabulaires variés qui expriment différents états de la forme, du dessin mural à la sculpture sur socle, de la géométrie pure à la tentation de l’image.
Parmi ces différents registres visuels de Terre-Île, l’apparition discrète du texte et de l’écrit éclaire une autre dimension du travail de Jeanne Cardinal, celle du langage. La syntaxe combinatoire de l'assemblage et du collage qu’elle privilégie rejoint celle du champ linguistique comme système de signes articulés créant du sens. Dans sa pratique, l’artiste ne cesse de mettre en œuvre cette articulation de signes, dans des agencements donnant parfois l’impression d’énigmes non résolues. Car de ce langage, nous ne possédons pas le code. Les récits indéchiffrables restent en suspens, préservant le dévoilement du sens au profit de l’intuition sensible.
Comme une autre façon d’envisager l’abstraction narrative, cette question de la codification anime une série de performances en cours de développement. A nouveau et plus que jamais, ce projet est porté par la rencontre. Exhale Caudale est en effet une collaboration avec l’artiste sonore et poète Axelle Glé, initiée lors de l’exposition de Jeanne Cardinal à la Collégiale Saint-Mexme de Chinon en 2023. L’iconographie symbolique des fresques de la Collégiale ont inspiré la sculpture en céramique Les brûlants pisciformes, support d’une performance où les deux artistes réinvestissent ces symboles par le signe graphique et le son. Jeanne Cardinal dessine les différentes trajectoires d’une partition qu’Axelle Glé interprète en poèmes et strates sonores. Elles seules partagent la clé de ce langage qui leur est propre, inventant ensemble un imaginaire commun peuplé de créatures réelles et fantasmatiques.
Toujours partagé entre la terre et le ciel, le travail de Jeanne Cardinal semble élargir son horizon en affirmant toujours plus sa dimension narrative. Ainsi l’artiste semble-t-elle évoluer vers le pan céleste de sa création que pourrait incarner cette part fictionnelle. Il n’est pas surprenant que sa production la plus récente de 2024 soit un collage entièrement dédié au récit, à l’image et à la figure, dans un univers lié à la science-fiction. L’œuvre met en scène les protagonistes de « Cosmicomics », le recueil de nouvelles fantastiques (et très drôles ) d’Italo Calvino 4. Perdus dans l’espace, ces abstractions géométriques faites personnages évoluent dans les grands concepts scientifiques sur l’espace et le temps, y vivant de petites histoires de tous les jours pas si éloignées des nôtres. Quelque part entre la Terre et la Lune, ils mènent leurs aventures en apesanteur, dans un espace éthéré de concepts et de signes qui continuent d’inspirer les abstractions narratives de Jeanne Cardinal.
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— 1.
Cette expression que Jeanne Cardinal reprend à son compte pour parler de sa démarche est inspirée de l'exposition "Flatland / Abstractions narratives #1" organisée en 2017 au MRAC Occitanie, Sérignan.
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— 2.
Ces motifs sont issus du « Livre des miracles », un manuscrit allemand du XVIème siècle relatant des événements climatiques surnaturels.
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— 3.
Flatland est également le titre d’une série de collages de Jeanne Cardinal, qui précède la série Spaceland.
- — 4.