Au propre comme au figuré
Isabelle Tessier, Directrice de l’artothèque de Vitré
AU PROPRE COMME AU FIGURÉ
Depuis le début des années 1980, Paul Pouvreau développe un travail photographique où il met en scène des objets ordinaires et insignifiants : ustensiles ménagers, cartons, sacs plastiques, poussières... Il s’agit pour lui « de porter une attention à ces petits riens dans lesquels se loge souvent presque tout ». Si Paul Pouvreau se nourrit du réel, il puise également dans l’Histoire de l’Art et met en scène ses photographies sous formes d’installations. Car ce qui l’intéresse, c’est la manière dont les signes visuels qu’il choisit (logos, formes variées d’emballages) dialoguent avec l’espace du quotidien et celui de l’exposition. Questionnant constamment l’image et sa représentation, son travail artistique se déploie également à travers une pratique du dessin et du collage.
Au propre comme au figuré met en évidence une équivalence de sens pluriels où se glissent des paradoxes et des contradictions liées à la représentation, la nature, la beauté, le déchet, l’artificiel dans une confrontation d’idées et de matières. Dans cette exposition présentée aux Douches la Galerie, l’artiste rassemble trois ensembles : Faits divers (2003), Mascarades (2015-…) et Les invasives (2018-…). Il est bien question ici d’ensembles et non pas de séries, terme couramment utilisé dans la photographie et perçu par l’artiste comme une sorte d’académisme : « Je parle plutôt d’ensemble parce que dans ce que je conçois, il y a des récurrences qui progressent dans le temps. Une proposition que j’ai réalisée il y a deux ans peut apparaître sous une autre forme comme s’il s’agissait de réajuster ou de préciser une question qui a pu me traverser à un moment donné, comme si elle n’avait rien perdu de son actualité.» 1
FAITS DIVERS
Dans Faits divers (2003), Paul Pouvreau reprend le principe utilisé dans le mode de la publicité : celui du packshot (un objet photographié sur un fond neutre). Il agence des sacs plastiques qui dialoguent entre eux, souvent avec humour, par la juxtaposition de signes et de formes colorées. Ces sacs plastiques constituent une nouvelle figure, éphémère, fragile et souvent incongrue par rapport à l’usage que l’on a de ces produits de consommation. Leur agencement nous invite à sortir du registre de l’emballage en faisant apparaître au gré des images plusieurs formes sculpturales. Selon lui, « Cette mise en place de signes divers s’active ainsi dans les photographies de relations plurielles créant des zones d’interférences et ambivalentes entre le naturel et le fabriqué, le réel et la fiction, le sujet et l’objet. » Pour Paul Pouvreau, ces expérimentations se nourrissent de notations et d’observations prises directement sur le territoire de la ville avec une attention particulière quant aux formes et supports divers et variés que l’image s’accorde à prendre dans l’espace urbain. « Nous sommes avant tout face à des images simples, sans affect et sans effet ou presque. La composition qui met en scène des matériaux ordinaires (sac papier, sac plastique, carton) est aussi le résultat de gestes simples et sommaires. Ce sont des photographies qui montrent le résultat d’une action et qui en fait le constat ; une action rudimentaire en somme que chacun effectue quotidiennement en se débarassant, jours après jours de ses emballages. Les formes agencées laissent apparaître toutefois quelques détails visuels qui figurent à leurs manières deux actions.
Une forme objet légère et fragile qui, statufiée par la photographie, lui donne les apparences d’une sculpture, involontaire, anonyme et qui semble s’imposer là devant nous comme un simple signe formel (un anonymat renforcé par le dispositif photographique). Et puis en y regardant de plus près, ces photographies figurent, comme un rébus visuel, différentes repésentations de gestes pris dans l’instant. Elles les évoquent plus qu’elle ne les présentent. À l’instar de la figure du discobole dans la sculpture, la photographie fait croire à l’instantané d’un mouvement et d’un temps en réalité toujours déjà passé. Tous ces instants figurés s’enchaînent de façon immobile, chacun à leur place, distants les uns des autres. Dans les images, c’est l’invisible mouvement des choses qui se suggère paradoxalement par des formes arrêtées, immuables et figées. C’est ce paradoxe du médium que tentent de montrer ces photographies avec l’ensemble des indices visuels qui les composent. Elles posent tant bien que mal à notre vue et de façon improbable, les formes d’une aporie. Des photographies semblables, en cela, aux signes éparses de faits divers qu’il faut rassembler, recouper, recomposer, re-saisir afin d’appréhender avec plus ou moins de certitude, des faits. » 2
MASCARADES
L’ensemble Mascarades présente des mannequins, sur papier glacé qui vantent des produits de luxe, « redessinés » par divers éléments et matières (punaises, aiguilles, pétales, élastiques) apposés sur les images. Pour construire ces figures escamotées par un geste plastique et photographique, Paul Pouvreau rassemble plusieurs éléments qu’il a sous la main sans avoir immédiatement une idée précise de leur utilité. « Cela constitue une sorte de banque de données qui vient enrichir mon territoire et mes recherches sur la marchandisation comme les logos, les imprimés publicitaires, les emballages, etc. J’ai donc commencé à récupérer les publicités pleine page de grandes marques dans les journaux sans savoir au départ ce qui adviendrait. Puis peu à peu a germé l’idée d’intervenir sur cette représentation toujours idéalisée et lisse de l’homme et de la femme. J’ai voulu rendre ces visages plus grotesques, parfois même inquiétants en les remodelant par des collages « éphémères », c’est-à-dire des collages qui n’existent que par leur enregistrement photographique. J’avais bien évidemment en tête les collages de Raoul Haussmann, d’Hannah Höch et de Max Ernst qui déstructurent une forme pour en reconstituer une autre. Quand on regarde ceux de Max Ernst, ils sont à la fois très beaux et très oniriques, de l’ordre de la fable, évidemment puisqu’ils étaient destinés à illustrer La femme 100 têtes. Pour les Mascarades le propos est autre. J’ai souhaité rendre moins parfaites ces images aux visages sans accrocs et magnifiquement dessinés. J’ai donc apposé sur ces faces d’autres cosmétiques que je nomme des « ingrédients », c’est-à-dire des objets, des matières et matériaux que j’ai souvent sous la main, dans mon bureau comme des punaises, des aiguilles, du sel, des pétales de fleurs fanées, etc. Ces matières sont justes déposées sur la surface imprimée des visages et disposées de telle façon que ces visages prennent l’allure d’un masque fixé par le médium photographique. Ces visages rendent compte de l’aspect périssable de tout ce qui nous entoure, de la beauté qui se fane, des êtres chers qui sont là et qui disparaissent. Les Mascarades renvoient également à l’univers du carnaval qui est aussi une figuration de la mort, de ce passage éphémère sur terre. Dans la représentation que je fais de la femme, je ne crois pas qu’il y ait un trait de misogynie de ma part mais plutôt une interrogation sur l’attrait fascinatoire et puissant que recèle la beauté, proche d’une sorte d’abstraction. Je sais que cette beauté n’est peut-être qu’une façade, un masque sur une réalité plus rugueuse et souvent plus violente que celle que l’on nous met sous les yeux. J’ai souvent le sentiment que mon travail pose une chose et son contraire comme les deux faces d’une image, d’un côté une transparence dans laquelle on se projette, fascinante et absorbante, et d’un autre côté une forme plus opaque et ambiguë : celle qui fait justement écran et à laquelle l’image ne peut échapper si elle veut exister. » 3
LES INVASIVES
Par un travail de manipulation, d’assemblage et de juxtaposition de sacs plastiques colorés, Paul Pouvreau crée une nature qui lui est propre. Une nature artificielle réalisée avec une certaine délicatesse dans l’utilisation d’un matériau qui révèle une diversité d’espèces florales réunies en bouquets plus séduisants les uns que les autres. Le déploiement de ces sacs qu’il associe à une variété de plis et de replis où le vide, la transparence, la superposition et la juxtaposition de couches produisent des dégradés et des associations de couleurs, génère un univers familier et étrange à la fois. Ses compositions harmonieuses dans leurs formes et leurs matières, simulacres de corolles et de feuilles, n’en sont pas moins des bouquets offerts aux regardeurs sujets au ravissement et au pouvoir de séduction qu’ils engagent. Si l’intention n’est pas de calquer des espèces naturelles particulières, car le plastique produit des formes et des variétés qui lui sont inhérentes, l’artiste participe cependant à une sublimation de l’objet dans le maniement et la découverte des possibles de la matière. Le développement de cette recherche révèle la conjonction de contraires. L’art de cultiver non pas des végétaux mais des espèces plastiques séductrices et invasives est en effet symptomatique d’une société confrontée à des messages paradoxaux et contradictoires basés d’une part, sur la stimulation systématique d’un désir de consommer dans des proportions toujours plus importantes, portée par le marketing et la publicité, et d’autre part, sur la nécessité de participer activement à la protection de l’environnement par, notamment, la limitation de déchets. La représentation du végétal montre donc à la fois une proximité avec la nature mais nous en éloigne par l’utilisation de sacs plastiques nocifs pour la faune et la flore où ces déchets qui se répandent sur la planète entraînent une modification des écosystèmes en même temps qu’ils représentent un danger pour certains animaux en provoquant leur étouffement et leur étranglement. Objets recyclés par un acte artistique, fixés par le médium photographique, Les invasives accèdent à une place où elles deviennent un lieu de passage et d’échange entre matière et pensée. Leur présence ouvre la voie d’une nouvelle existence à conquérir dans le désenchantement d’un monde dont elles signalent majestueusement et en couleur, la triste issue.