Oeuvres 1992-1998, Catalogue
Bernard Marcelis, Le château D'eau, Toulouse, 2005
Florence Chevallier fait partie de ces artistes qui travaillent encore par séries, conscients qu’une œuvre s’élabore par paliers, dans la mesure où la part autobiographique y apparaît récurrente. Le couple et le corps, le désir et l’absence, la nature et le silence constituent autant d’éléments et de notions que la photographe met en scène. On y repère cette familiarité distanciée et cette ambiguité des éclairages qui inscrivent ses images, hors époque mais intrinsèquement photographiques, à la croisée du pictural et du cinématographique.
La série la plus ancienne représentée ici, Le Bonheur (1991-1992) est aussi quantitativement la plus importante. Il s’agit d’une suite de 38 photographies en couleurs, détail qui possède son importance, car c’est la deuxième fois seulement que Florence Chevallier utilise la couleur, après une série précédente symptomatiquement baptisée La Mort (1989-1990), alors que depuis ses débuts en 1980, elle était une adepte exclusive du noir et blanc. La Mort, par delà l’utilisation de la couleur, ouvre de nouvelles perspectives dans son œuvre, en accentuant notamment sa dimension narrative qui ne fera que s’accroître par la suite, entre autres par un souci élaboré des décors et des arrière-plans, éléments tous deux absents dans les images en noir et blanc, beaucoup plus radicales en termes d’introspection, l’autoportrait y tenant une place prépondérante.
Que nous est-il donné à voir dans ces images du Bonheur ? Des scènes de la vie de couple dont la particularité est que la majorité d’elles se “jouent” - au sens premier du terme - à l’extérieur. Nous sommes ici aux antipodes de la représentation du quotidien et du banal pour entrer de plein pied dans un monde où le naturel (les décors extérieurs) le dispute à l’artificiel (les poses hiératiques des personnages). Les frontières entre réalité et fiction se sont tout à fait amenuisées, gommées par un travail raffiné sur l’éclairage. Ce dernier, en se focalisant sur les visages et en accentuant les ombres, met en exergue le sentiment d’absence de dialogue qui, paradoxalement, lie ce couple au lieu de le distancer. Leurs regards ne se croisent jamais - ils portent dans un autre axe, s’abritent derrière des lunettes solaires ou les yeux restent clos – même et surtout si la direction prise par un visage semblent attendre une réponse visuelle du partenaire. Cet homme et cette femme sont les acteurs impassibles et élégants – le souci vestimentaire vaut à celui des décors – de mises en scènes qui font songer aux stéréotypes des romans photos dont chaque scène ne serait qu’une variante de la précédente, tous les registres de l’incommunicabilité étant explorés en fonction des lieux visités et des saisons qui s’écoulent. Véritables tableaux photographiques, ces images ne sont pas exemptes de références littéraires, picturales et cinématographiques, mais se suffisant cependant à elles-mêmes à la fois par la tension et la retenue qu’elles produisent.
Aux images individuelles du Bonheur, répondent les diptyques des Philosophes (1995), les portraits y font écho aux images de la nature, tous deux traités de la même façon dans un dialogue d’ombres et de lumières, mettant ainsi en exergue un éclairage sophistiqué qui semble unifier les deux photographies dans un discret fondu-enchaîné. En disposant ainsi sur le même plan frontal le corps et le végétal, tout en les séparant formellement, Florence Chevallier s’éloigne des mises en scènes sophistiquées du Bonheur codé pour continuer à concevoir des images autonomes aptes à fonctionner en duo (Les Philosophes) ou en trio comme dans la série intermédiaire (non présente ici) du Commun des mortels (1993-1994). Si dans Le Bonheur, le processus narratif s’élaborait à partir de la composition des personnages dans un cadre de vie déterminé, dans la série des Philosophes une place plus importante est laissée à l’imagination du regardeur et à sa propre interprétation des relations susceptibles d’être tissées entre les deux images juxtaposées.
Avec le cycle de L’Enchantement (1996-1997), nous assistons à un nouveau développement du travail de Florence Chevallier, tant sur le plan formel que sémantique (1)
. A la différence des diptyques ou des triptyques constitués d’images isolées et accolées, L’Enchantement abandonne – dirions nous, enfin – l’image unique au profit d’une photographie démultiplicatrice. Elle se situe à ce point d’équilibre fragile entre la planche contact et le roman photo contemporain, cet instant où l’on ignore si le récit va se figer entre deux scènes ou deux regards ou se poursuivre dans une narration elliptique, comme s’il s’agissait de frustrer le regardeur quant à l’image définitive à montrer, conserver ou exposer. Un regard croisé est requis : dans le premier couplet – des scènes d’intérieur d’un spectacle – la narration semble s’opérer horizontalement alors que des fragments d’images verticales viennent brouiller la lecture. Dans le deuxième couplet – des scènes de baignade estivale au bord d’une rivière à la lisière de la forêt - elle se déroule verticalement, tout en étant contrecarrée par des portions d’images périphériques qui structurent le champ visuel. En multipliant les déplacements et la position des corps (souvent fragmentés par le cadrage), elles donnent à penser que d’autres relations ou d’autres situations ont été ou furent possibles.
Le troisième couplet propose une structure formelle plus apaisée, à l’image du cadre naturel enchanteur qui le compose. La série porte bien son titre, l’enchantement semble de mise, les corps, les gestes, les regards, les silhouettes s’harmonisent et se fondent dans l’ensoleillement humide des sous-bois, proposant une synthèse avec la nature un peu trop idyllique pour être considérée comme définitive et enfin assurée.
(1) Ce cycle se compose de trois séries ou couplets. Le premier (1996) est constitué d’une série de dix œuvres composées de huit polyptyques et de deux photographies de format carré (d’environ 100 x 100 cm). Le deuxième couplet (1997) compte treize œuvres, dont douze polyptyques de même format et un dyptique plus réduit.Le troisième (1997) totalise onze œuvres de formats divers, mêlant diptyques, triptyques et photographies.