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L’EXPERIENCE DE LA SATURATION

Christiane VOLLAIRE

Publiant en 1988 Le Pli, Gilles Deleuze définissait ainsi l’esthétique baroque :

Tout se passe comme si les replis de la matière n’avaient pas leur raison en eux-mêmes. C’est que le pli est toujours entre deux plis, et que cet entre-deux plis semble passer partout : entre les corps inorganiques et les organismes, entre les organismes et les âmes animales, entre les âmes animales et les raisonnables, entre les âmes et les corps en général ?

Une telle définition pourrait servir de programme Jardin d' Oiseaux de Florence Chevallier, tant ce travail entremêle textile, floral et animal et fait de cet entrelacement, et quelque part de cette indistinction, le motif même de son choix esthétique. Le pli en est l’acteur essentiel, dans ses retombées, ses bouillonnements ou ses alourdissements. Ce qu’il cache et ce qu’il montre, la façon dont il accroche la lumière ou produit l’ombre. Ce qu’il attire et met en scène : une scène dont il ouvre le rideau sur une animalité à la limite d’être dénaturée.

Le Jardin d'Oiseaux de Florence Chevallier se situe ainsi à trois niveaux de théâtralité : sur la scène baroque : stridence des couleurs, abondance des formes, foisonnement des textures pouvant avoisiner le kitsch, sur la scène orientaliste, tant arabe (chatoiement des tissus) que chinoise (motifs animaliers de la broderie), sur la scène fantastique : rapport trouble à l’animalité de Baudelaire ou d’Edgar Poe, figure du prédateur aux aguets.
Et les trois rejoignent à un certain degré, à travers la dimension fascinatoire de leur jeu d’optique, le théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud.

 Un espace savamment saturé, comme un dessert trop sucré, ne donne nulle part repos à la saveur ou temps de respiration ; une lumière pluri-focale en aplat, ferme les perspectives ; des couleurs intégralement retravaillées et comme repeintes, rendent les sujets indistincts du décor. Et la requalification de la gamme chromatique artificialise intentionnellement l’image, mettant en exergue sa dimension picturale et ses références à l’histoire de l’art, tandis que la fusion des oiseaux dans le décor les prend au piège d’un effet d’optique dont l’œil prédateur du chat devient la métaphore. Un monde darwinien et poétique (c'est-à-dire aussi Poe-tique) de la grâce saisie dans la menace de mort.

 Le travail actuel de Florence Chevallier est clairement exploratoire, comme l’expérience d’une combinatoire des formes plastiques en trois temps : d’abord la réminiscence du Retable de Grünewald par une remontée en surface des formes dans le chatoiement des tissus, puis la projection du motif floral de l’univers fantastique, enfin, dans ce travail, la combinaison de l’expérience tactile et de sa mise à distance (spectaculaire et spéculaire) dans le motif de l’oiseau.

 Peu importent ici les vraies couleurs de tel ou tel oiseau : elles deviennent fictives, fictionnées, par leur reconfiguration dans l’espace de l’image. La gamme chromatique est un spectre, qui vient à la fois hanter et faire varier à l’infini le rendu photographique. L’image est ainsi devenue à elle-même sa propre fin, dans une relation addictive qui la substitue totalement à l’espace du réel.

 Le travail sur la projection, qui irrigue toute l’œuvre de Florence Chevallier, semble trouver ainsi son expression la plus radicale : un espace visuel dont la planéité n’offre plus de voie de sortie, entièrement remonté dans l’effet de sa propre surface. Et jamais pour autant abstrait. La sensualité des étoffes a remplacé celle des corps, et la texture de la chair a muté dans le textile, où le corps de l’oiseau lui-même n’est plus corps, mais pur motif brodé sur son décor.

L’expérience de l’addiction à l’image produit alors le double effet fascinatoire de l’attraction et de la répulsion, tandis que la pulsion scopique est presque retournée contre elle-même. Mais dans ce presque, qui désigne une entr’ouverture, se jouent aussi les devenirs possibles d’une œuvre qui ne cesse pas de se réinventer.

Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le Baroque, Minuit, 1988, p. 19.

© Adagp, Paris