Imaginaires et réalités des origines : perspectives sensibles et documentaires de la photographie au Maghreb.
Géraldine Millo, 2016
«Car pour aimer l'amitié, il ne suffit pas de savoir porter l'autre dans le deuil, il faut aimer l'avenir.»
Jacques Derrida
Trois manières de faire de la photographie et trois manières d'aborder la question des origines : Yto Barrada, Carolle Benitah, Florence Chevallier. Au travers de ces trois oeuvres se dessinent l'écriture d'une photographie engageant l'histoire méditerranéenne et l'histoire de la photographie. Le propre de cette photographie est de tisser de multiples liens entre l'histoire singulière et l'histoire collective, les origines géographiques et les origines sociales, l'approche documentaire et l'interprétation sensible des problématiques. Charriant dans leur cours le passé, ces trois artistes donnent à leurs travaux une dimension prospective: l'attachement aux lieux, aux architectures, aux personnes, aux images n 'est jamais emporté par la nostalgie. Bien au contraire, ce sont des images qui travaillent le matériau qu'est le passé, la mémoire, ses souvenirs et leurs imaginaires, pour ouvrir vers le présent et l'avenir.
Pour caractériser cette approche photographique, faire intervenir le concept d'amitié, tel que le développe Jacques Derrida, permet de penser l'articulation entre attachement et éloignement, d'un point de vue sensible et politique (Derrida, 1994). Une photographie en amitié pourrait être cette pratique de l'image qui ne fait l'économie ni de soi ni des autres, loin de la fusion émotionnelle, de la distance des savoirs, loin surtout de toute forme de bonne conscience. En partant de Nietzsche et de sa thématisation de l'amitié comme amour du lointain, on peut lire cette photographie au Maghreb comme un travail sur et de la distance, comme des manières d'élaborer chaque fois un éloignement-rapprochement. Amitié dans le lointain donc. Celui qui est loin, qui a vécu éloigné, ou simplement qui se tient dans un ailleurs, ne s'incarne alors plus dans la seule figure de l'étranger. Loin du regard colonial, ces trois photographes ouvrent la voie d'une extériorité en creux. Elles proposent de construire autrement la photographie pour la rendre à même de se confronter, en s'adaptant, à la question des origines. Elles montrent que cette question de l'origine appelle une autre pratique de l'image dans laquelle l'artiste navigue entre image mémorielle et image documentaire, intègre au centre du travail ce mouvement qui déracine-enracine, sépare-réunit, rapproche-éloigne. C'est cette tonalité propre qui marque le développement d'une photographie dont l'objet est précisément ce mouvement, à la source des histoires individuelles et de l'Histoire, qui interroge, selon les mots de Jean-François Chevrier, «l'intérieur et l'extérieur», « le domestique et le commun», ou encore « l'intime et le politique » (Chevrier, 2013).
L'esthétique des images, les formes narratives, les dispositifs de prise de vue mis en place par les artistes prennent ainsi tout leur sens. Il ne s'agit jamais de superposer un avant et un après, un ici et un ailleurs, mais d'interroger justement ce mouvement, cet entre-deux spatio-temporel; d'en interroger la dimension intime, vécue, dans ses liens avec l'histoire et le politique. Le tissage de l'expérience individuelle, des expériences singulières et de l'histoire collective fabrique cette photographie en amitié. C'est une photographie qui vient après les processus de déconstruction et d'interrogation proposer un nouvel arrangement des liens dans la zone méditerranéenne. Un arrangement éthique et esthétique, intime et politique. Aussi Florence Chevallier construit-elle un espace dialogique où se rencontrent 1955 et 2000; Yto Barrada des espaces où se rencontrent les séparations multiples, religieuses, géographiques, culturelles, sociales; Carolle Benitah ne cesse-t-elle de broder, relier, rendre visibles les fils qui attachent et brouillent la mémoire sur les photographies de famille. Méditerranée et mélancolie, ou l'expérience sensible du monde Florence Chevallier écrit à propos de son travail 1955, Casablanca : «Vous trouvez sans doute ces images mélancoliques... N'y voyez pas le signe d'un quelconque regret de ma part concernant le passé. Ne cherchez pas à voir les vestiges d'une splendeur ancienne regrettée ... Vous feriez fausse route. La mélancolie n'est pas la nostalgie» (Chevallier, 2003). La nostalgie est un refus du présent, une absorption de celui -ci dans le passé; faisant de ce dernier sa référence, il devient le point de blocage qui toujours rattrape et engloutit le temps présent. La mélancolie navigue entre les temporalités, et ce faisant, entre les espaces. La mélancolie indique un rythme, fait de contrepoints; un mouvement qui ne se fixe nulle part. Contrairement à la nostalgie qui établit clairement son point de référence, la mélancolie est un transit. N'est-il pas alors absolument pertinent de la part de la photographe d'invoquer cette distinction pour, justement, parler de ce travail, qui est un retour aux origines, ou plutôt un appel des origines dans le temps présent; un appel du temps présent dans les origines ? être d'ici et d'ailleurs : être de ce temps-ci mais aussi d'un autre temps, enfoui en amont et en aval. Ces allers retours témoignent d'un mouvement où le temps et l'espace sont intimement liés, où le temps s'est déroulé dans des espaces mouvants, des espaces multiples, qui ont en retour accueilli, façonné, aménagé des temporalités éparses. Temps de l'enfance, terre des origines, âge adulte, lieu de vie: cette mer qui apparaît toujours en filigrane dans les images de la photographe est celle qui rejoint et sépare deux pays, le Maroc et la France. Elle est le premier espace de jonction et de séparation, qui fait appartenir l'Europe du Sud et l'Afrique du Nord à un même espace géographique, et nécessairement politique : l'espace méditerranéen.
Alors que des photographes travaillent sur l'intra-muros, Chevallier travaille sur cet espace mouvant impliqué par l'idée de mélancolie : d'un pays l'autre, d'un temps l'autre. Cette mélancolie n'est pas la nostalgie d'une époque coloniale : étant celle de l'enfance, elle est d'une certaine manière infra-politique. Mais il ne faut pas s'y tromper : ce parti pris a des implications et des conséquences politiques. Prendre le parti du sensible, ce n'est pas rejeter le contexte social dans lequel une telle expérience a lieu : c'est affirmer, pleinement et positivement, son appartenance à une histoire sans la réduire à sa dimension sociologique. C'est affirmer la possibilité d'une compréhension et d'un vivre avec qui dépasse les clivages. C'est affirmer les différences, puisque Chevallier revendique la singularité de son expérience, le caractère hautement personnel de son travail. C'est au sein même de la reconnaissance de cette singularité sensible, que l'autre se dessine, dans sa différence. Loin d'être un individualisme, l'affirmation de la singularité sensible est une ouverture. Il ne s'agit dès lors plus d'un regard sur, mais d'un regard depuis, ce qui est bien différent. L'attitude du photographe qui se penche sur son sujet, qui, telle chercheur en sciences humaines, reste extérieur à son objet d'études est à l'opposé de l'approche de Chevallier. C'est parce qu'elle photographie depuis elle, depuis son expérience sensible singulière, que Florence Chevallier est nécessairement avec : avec les éléments qui l'entourent, avec cette lumière à laquelle elle est si attentive, avec cette femme qui passe devant elle, avec ces femmes et hommes qu'elle nomme ses modèles. Non pas ses sujets, et encore moins ses objets. Ce sont eux les modèles : c'est à partir d'eux qu'elle peut modeler et faire exister ces sentiments, intuitions, idées qu'elle porte. Le modèle est lui aussi un espace entre, un mouvement. Il ne se réduit ni à la copie ni à l'idéal. Le modèle est distingué de l'ami: la photographe remercie en fin d'ouvrage ses amis et ses modèles marocains. Tous sont compris en un même lieu: le Maroc. Ce sont des amis et des modèles du Maroc : elle remercie ceux qui se trouvent là-bas.
Ils sont ceux du lointain, de l'ailleurs qui doit être mentionné car il ne va pas de soi. On peut aussi entendre cela comme : mes amis et modèles de tel endroit qui a façonné cette communauté, cet endroit qui a fait être et qui porte cette communauté, une communauté qui n'aurait pas existé sans ce lieu précis. C'est donc un ailleurs mais pas un étranger. C'est une familiarité, de l'ami et du modèle, qui est portée par l'espace; une familiarité qui a pris conscience de sa redevabilité à l'espace. L'espace n'est plus neutre ou invisible, il est mis à distance puisque nommé; et dans cette nomination, il est reconnu comme espace d'une communauté : on peut dire que là -bas il y a des gens, des choses qui supportent le pronom possessif, dont je peux dire qu'ils sont miens. Il y a mes amis et mes modèles. Chaque pas dans l'oeuvre de Florence Chevallier, chaque image, nous apprend à dessiner cette communauté sensible, qui peut être nommée le Maroc, de telle sorte qu'il n'existe pas d'opposition, entre le Maroc et la France, le passé et le présent, mais un réseau de circulation. C'est ce réseau qui a donné la possibilité de sentir affectivement la lumière, les décors, comme familiers. Gaston Bachelard disait: «l'être commence bien, il commence logé» (Bachelacd, 1957). L'attention de Florence Chevallier à un être-là, autrement dit à un être-dans un espace singulier, pourrait accompagner la phénoménologie subjective que mène le philosophe des différents types d'espace, tant cette sensibilité à l'espace, cette topophilie, leur est commune. La Méditerranée, le Maroc, apparait dans l'oeuvre de Chevallier, non pas comme le berceau mythique, mais comme celui au contraire d'un investissement nécessairement subjectif. Cette sensibilité à l'espace, on la retrouve dans d'autres photographies, produites en 2010 autour du bassin méditerranéen. Florence Chevallier les regroupe sous le titre Atlas. Le
terme ne pouvait être mieux choisi : Atlas, celui qui porte le monde, atlas, recueil de cartes géographiques. L'artiste, par cette dénomination, nous plonge d'emblée dans deux dimensions fondamentales de l'espace: la pesanteur et la distance. Le poids du monde est ce réel à assumer, cette responsabilité à porter. Dans le chapitre «Crise de l'éducation» de son ouvrage La Crise de la culture, Hannah Arendt relevait à quel point cette prise de responsabilité est politiquement nécessaire et indispensable quand elle concerne le maître face à ses élèves : «son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde» (Arendt, 1954) L'autorité de l'enseignant, différente de l'autoritarisme, doit être entendue sous l'angle de cette prise de responsabilité face au poids du monde. Si la photographe ne fait pas figure de maître face à ses spectateurs, il y a une dimension d'enseignement, propre à la photographie documentaire, qui doit être relevée. Le document, étymologiquement, est une image qui enseigne, qui sert à montrer et à instruire. Le photographe documentaire se doit d'assumer le monde tel qu'il est : ce n'est pas à lui de le juger, il se doit de le rendre. Ce n'est que dans le creux de cette restitution que le jugement éclairé peut se produire: la photographie instruit le monde pour nous enseigner; elle instruit le monde et des manières d'être au monde. Ce souci du réel est ce qui caractérise une certaine photographie : ce souci d'en suivre les articulations, d'apprécier justement ce poids du monde. Les images de Chevallier prennent le temps de cette responsabilité, et c'est par là, qu'elles nous enseignent -renseignent sur le monde. D'une certaine manière, l'artiste est ce titan : Atlas qui, portant la voûte céleste et empêchant que l'espace ne s'écrase, porte le monde. Florence Chevallier parle d'un théâtre du monde et l'on ne saurait que trop aller dans son sens : le théâtre est un espace conçu sur le modèle du monde politique, avec sa scène, espace public de représentation de soi et des autres, et espace privé, caché de la coulisse. C'est sur les séparations de ces espaces qu'Arendt aura travaillés et c'est aussi sur leur dialogue que la photographe revient. D'autre part, l'atlas est un recueil de cartes géographiques et la série peut être lue comme une formalisation de l'espace concret, sur le modèle de la carte géographique. La série d'images relève donc du parcours géographique et de sa mise en forme. La référence documentaire est ici évidente: la carte géographique est une formalisation raisonnée de l'espace, c'est une image qui renseigne.
Cependant, le travail proposé par Chevallier n'a pas les coordonnées d'une telle rationalité. Peut-être les images d'un Google Earth pourraient être les équivalentes photographiques de la cartographie, mais, si soucieuse du réel que les images de Chevallier soient, elles ne reportent pas rationnellement l'espace terrestre dans un espace d'image. L'artiste pose donc ici la question de la méthode de transposition du réel et propose une pensée du monde à la place de l'identification point par point. L'approche technique du réel est ici modulée par un rapport sensible au monde. Ce dernier est à comprendre mais aussi à entendre, à sentir et « ... la construction d'un monde où l'architecture, les paysages, et ceux qui y habitent, recoupe des constructions imaginaires antérieures mais dans une temporalité plus présente» (Chevallier, 2010) appelle la construction d'images capables d'assumer la part physique et imaginaire du réel comme sa polyphonie temporelle. Les images de Chevallier reprennent, à la manière d'un atlas, le théâtre du monde, espace politique et pulsionnel, rationnel et affectif, technique et enchanté. La théâtralité de l'image correspond à la mise en scène qu'est le monde, et par où il se distingue de la notion brute de réel. Cette théâtralité du monde, les photographies automatisées d'un Google Earth sont incapables de l'entendre. À partir de ce premier travail, de cette première direction qui nous propose une photographie de l'ordre du reptilien, d'une conscience archaïque rendue possible par les rapprochements géographiques et politiques, aussi tendus soient-ils, nous pouvons aborder un second type d'approche, ouvertement politique, développée dans le travail d'Yto Barrada. En effet l'engagement esthétique et politique de Barrada s'articule autour de la mise à distance et en chantier de la visualité dans le monde arabe. Comment entendre cela ? D'une part au travers de différentes actions de la photographe, comme la création à Beyrouth en 1997 de l'Arab Image Foundation visant à collecter, archiver et étudier les photographies de famille du Moyen-Orient, de l'Afrique du Nord et de la diaspora arabe. D'autre part, Barrada construit un travail documentaire critique original. Loin des inspirations conceptuelles et minimalistes de ce genre de démarche, Barrada propose au contraire une pensée du fragment, du disjoint, qui documente sans renseigner, qui documente, pourrait-on dire, par capillarité. Des photographies de paysages aux détails, des tableaux aux prélèvements, Barrada propose différents moyens, différentes portes d'entrée, pour un travail, non pas sur, mais au Maroc. Si la généalogie et l'histoire singulière occupe, dans cette oeuvre aussi, une place centrale, c'est parce que, ainsi que le note Marie Muracciole, que les histoires individuelles au Maroc s'imbriquent dans l'histoire collective, qu'il n'y a pas de familles qui ne portent les traces et les mythes de l'histoire politique (Muracciole, 2013). La photographe met alors en place un dispositif qui est un anti-dispositif, ou plutôt un dispositif du sensible. L'expérience sensible, relayée et enrichie par ce que la philosophe Christiane Vollaire nomme l'émotion documentaire, est la structure de l'oeuvre (Vollaire, 2013). Ce qui tient les images entre elles, ce qui est entre, ce n'est pas le sens clair et distinct, ce n'est pas le discours ou l'idée documentaire au sens strict, c'est l'intuition du lien et du passage. Les images de Barrada sont des pièces d'histoire: non pas un inventaire méthodique ni l'étude d'un sujet, mais les fragments épars, fonctionnant sur plusieurs registres visuels et littéraires (métonymie, métaphore, symbole ... ) d'histoires entremêlées, de temps imbriqués. Passages et mouvements géographie, histoire et image Dans Logique de la mappemonde, Alexandre Castant définit l'espace méditerranéen comme «l'alliance de l'unité (un lieu: la mer) et du multiple (à l'instar des religions qui, du christianisme à l'islam et au judaïsme, construisent dans la différence l'histoire méditerranéenne), cette figure de l'alliance de l'unité et du multiple [qui] procède, aussi, d'une structure originelle de lieu d'échange, de circulation, de mouvement» (Cam nt, 2012:13-14). Le travail d'Yto Barrada peut être lu comme une quête pour, non pas définir, mais suivre les chemins qui façonnent l'espace méditerranéen comme espace de mouvement. Ainsi à partir d'un premier travail sur le départ et l'exil, Barrada poursuit ses recherches avec un travail sur le développement du tourisme. Aux migrations politiques et économiques viennent s'ajouter d'autres flux, et Tanger comme «ville de transit en transition», ainsi que le relève la photographe, fait figure de symbole (Berrada. 2013).
Si la ville peut être vu comme une immense salle d'attente où les migrants guettent un futur départ, elle est aussi un lieu de transformation en vue d'attirer, de capter une part de ces flux financiers mondiaux, qu'ils proviennent du transport maritime, de l'industrie ou du tourisme. Le port Tanger Med et ses zones franches en sont le témoin. Ce sont l'ensemble de ces problématiques que le travail de Barrada évoque, soit qu'elle propose une image d'une usine dans la zone franche , soit celle d'un container au plafond rouillé, soit encore qu'elle s'intéresse à une loi interdisant la destruction des palmiers et en fasse une vidéo intitulée Beau geste (2009). Ce qui façonne aussi le Maghreb vu comme ère de circulation, c'est aussi l'idée de départ, liée à celle de mouvement. Avec A life full of holes (2005), et avec l'ensemble d'images du Strait Project (depuis 1999), Barrada fabrique une poétique du départ, loin des clichés colonialistes, loin d'une pensée de l'immigration qui peine à saisir ce que justement Barrada met en évidence, que l'idée de départ a «son vocabulaire, ses légendes, ses chansons, ses rituels», qu'elle est une réalité pleine, et non le reste d'un idéal se trouvant dans les démocraties occidentales. Une poétique du départ n'est pas une poésie de l'exotisme, qui ne serait que le pendant divertissant de la notion d'émigration, mais plutôt un repérage des lieux, formes, évènements, signes où les réalités de l'exil viennent exister, se déployer. C'est autour de ces réalités que la photographe va construire des séries ouvertes, reprises, augmentées. De la série Autocars qui rassemblent des figures géométriques énigmatiques pour nous, à la série Détails montrant des paquets de cigarettes de marque américaine posés sur des cageots de bois, Barrada prélève ou met en scène dans ses vidéos et ses photographies des morceaux visuels dont la valeur d'exposition renvoie à la valeur d'usage. S'en tenir à la picturalité des images, même si elle existe réellement, n'est pas possible dans la mesure où, toujours, un élément appelle à dépasser l'image. Les légendes de la série des autocars montrent que ces dessins agissent tels des signalétiques pour ceux qui savent les lire. Les enfants des rues sont ainsi capables de relier entre elles formes visuelles et destinations des cars, valeurs d'exposition et valeurs d'usage, et la combinaison de l'image et de sa légende nous impose de passer de l'un à l'autre régime. D'autres fois, cette connexion entre spectacle -ce qui apparaît- et réalité triviale -d'usage- se fait simplement par le titre. Ainsi de l'image Containerl, Tanger, 2003 la forme découpée, plus géographique que géométrique, d'un bleu tranchant sur un fond noir, est celle que la rouille a dessinée sur une paroi de container. L'objet n'est pas ici anodin. Le photographe américain Allan Sekula aura montré l'importance du container et les changements radicaux qu'il a apporté dans le développement et la rationalisation du transport maritime. Il compare ainsi les containers à des billets de banque, et les ports automatisés à la bourse: «plus le mouvement des biens dans les ports est régularisé, véritablement conteneurisé, autrement dit plus il est rationalisé et automatisé, et plus le port ressemble à la bourse ... Les boîtes vues d'en haut ont les proportions de billets de banque légèrement allongés» (Sekula. 1995:4). La présence de telles images dans le travail de Barrada n'est pas anodine et correspond bien au contraire à sa manière de mettre en place un réseau de sens où les réalités se répondent les unes aux autres : les cars, les containers, l'usine, les palmiers, la ville, le terrain vague, la ferme pédagogique, les mondes personnels, politiques, historiques, économiques. La construction du sens au fil des images et des montages dessine une géographie sensible et sensée, une véritable poétique du départ, qui n'est pas que celle de l'émigration, mais d'un départ plus global, qui va de la délocalisation des usines aux enfants des rues, des chemins individuels, biographiques à la création de structures culturelles (telle l'Arab Image Foundation ou la Cinémathèque de Tanger). Avec cette image énigmatique dont le titre donne la figuration, Container 1 - Plafond rouillé d'un container de marchandises, deux espaces se télescopent: celui d'une géographie imaginaire découpée par la rouille, un rêve de géographie pourrait-on dire, et la réalité économique que représente le container. Les images de Barrada jouent régulièrement sur un double registre: dotées d'une picturalité propre, elles sont porteuses d'un autre régime de sens et de figuration. C'est encore une caractéristique forte de cette photographie documentaire pour laquelle l'image, chaque image, existe pour soi, dans sa propre composition élaborée, tout en gardant une incomplétude, tout en n'étant pas juste un tableau, mais en appelant au contraire des champs de tensions qui restent, peut-on dire, dans le hors-champ.
Nommer le lieu géographique est une manière de dire qu'un pan de la vie appartient à un espace géographique, que celui-ci n'est pas neutre. La nuance par la préposition à est à relever : enfance marocaine et photographie au Maghreb. Une photographie au Maghreb n'est pas la même chose qu'une photographie maghrébine, de même qu'une enfance marocaine n'est pas identique à une enfance au Maroc. La préposition à marque la distance en même temps que le lien, ainsi que l'indique le Littré. À exprime trois rapports différents: direction, repos, extraction. Être là et indiquer un ailleurs, rester là, partir sont les trois mouvements que la préposition au Maghreb introduit. C'est cette distance qui est au coeur de la démarche des trois artistes. Que Carolle Benitah nomme une des séries des Photo-souvenirs, Enfance marocaine indique l'appartenance au contraire pleine et entière à un espace culturel. De manière complexe, c'est sur cette adhérence problématique que son travail porte. La photographe l'indique elle-même : « ... ces photographies prises il y a 40 ans et dont je ne me souvenais ni du moment de la prise de vue, ni de ce qui avait suivi ou précédé cet instant, réveillaient en moi une angoisse de quelque chose de familier et totalement inconnu à la fois, une sorte d'étrangeté inquiétante dont parle Freud. Ces moments fixés sur du papier me représentent, parlent de moi, de ma famille, et disent des choses sur la question de l'identité, de ma place dans le monde, mon histoire familiale et ses secrets, les peurs qui m'ont construites et tout ce qui me constitue aujourd'hui» (Benitah, 2012). Adhérence et distance, familiarité et extériorité constituent l'étrangeté inquiétante dont parle Benitah et qu'elle met au travail dans ses images brodées. C'est la difficulté existentielle de la distance, imposée et à établir, qui est au coeur de ses oeuvres, et plus particulièrement de cette série.
Le travail de broderie qu'elle réalise sur les photographies participe de cette réflexivité qui interroge l'appartenance à un espace géographique -le Maroc- et à une histoire temporelle -l'enfance. En effet, Benitah explique que la broderie était étroitement liée au milieu où elle a grandi, « ... on apprenait aux filles de bonne famille à coudre et à broder. C'est l'activité réservée aux femmes parfaites » (Benitah, 2012). L'espace géopolitique de l'enfance implique une structuration sociale et des pratiques liées à cette organisation : les filles de bonne famille apprennent à coudre et à broder, la mère de Benitah aura cousu tout son trousseau de mariage. En reprenant à son compte cette pratique de là-bas et d'avant sur des photographies de là-bas et d'avant, l'artiste engendre une répétition qui ne peut être que décalage et différence. Cette reprise peut être entendue comme une sorte de ressassement à la manière dont Maurice Blanchot l'a thématisée, et Jacques Derrida l'a questionnée de nouveau. Nietzsche écrivait dans la Généalogie de la morale : «Évidemment, pour pouvoir pratiquer la lecture comme un art, une chose avant toute autre est nécessaire, que l'on a parfaitement oubliée de nos jours ( ... ), une chose qui nous demanderait presque d'être de la race bovine et certainement pas un homme moderne, je veux dire savoir ruminer» (Nietzsche, 1968: 222). Lire les images anciennes revient pour Benitah à les reprendre, à les scanner, à les recadrer, les imprimer et refaire sur elle ces gestes méthodiques d'un temps où l'on apprenait aux filles de bonne famille à coudre et broder. Il ne s'agit pas là d'une pratique nostalgique qui chercherait à combler la distance et à retrouver une origine perdue, mais bien au contraire de cette politique esthétique du dévoilement par la répétition. La notion de commencement devrait alors être substituée à celle d'origine car, loin de laisser s'enfermer l'origine dans un horizon immuable, Carolle Benitah travaille ses photographies de famille. Ce qui est normalement transformé en icônes de la saga familiale et renforce l'unité de la famille, l'origine, est chez elle au contraire utilisé pour être mis au travail dans un geste artistique. Benitah insiste sur la violence du geste qui perfore les images en même temps que sur le travail de réappropriation des photographies de famille. Ainsi, rejetant la dimension théologique de l'origine, comme point d'où tout découlerait immanquablement et auquel il faudrait être fidèle, Benitah, comme Chevallier et Barrada, invite à dépasser la position qui consiste à faire de l'origine un point fermé, l'unique repère. L'origine par leurs travaux entre dans l'histoire: elle se fait commencement, et les trois photographes, historiennes, pratiquent À travers l'oeuvre de ces trois artistes, nous avons proposé de dégager quelque chose qui pourrait être une problématique commune s'enracinant spécifiquement au Maghreb, en tant qu'il est un espace géopolitique de différenciations et de circulations, un espace de croisement entre les cultures nord africaines et européennes. Ce qui apparaît chaque fois dans ces trois oeuvres comme déclencheur de l'acte artistique, c'est la recherche de l'origine: recherche de la polyphonie de l'enfance, recherche de l'étranger qui est en soi, recherche d'une poétique du départ et du mouvement. c'est une photographle qui n'est ni nostalgique ni plaintive, car, en elle, l'origine est conçue comme commencement: c'est-à-dire qu'elle entre dans l'histoire. L'origine n'est plus un là-bas temporel et spatial qui serait l'inatteignable, mais est au contraire la source d'un travail d'allers-retours féconds.
À la dialectique qui oppose pays natal et pays d'immigration est substituée une logique. une dialogique, de l'échange et de la circulation non dénuée d'implications affectives et politiques. En appeler au concept d'amitié tel que Derrida l'a mis en oeuvre, c'est mettre en avant les enjeux politiques des recherches menées par ces trois artistes. En effet. chacune de ces photographes met à l'épreuve l'idée de communauté en travaillant sur les questions de l'origine et de l'éloignement, du rapprochement et du départ. Ajuster la distance, se traiter aussi comme un autre, et non comme le siège de la bonne conscience démocratique, respecter cet espace infini qui sépare l'autre de moi, cet espace nécessairement infini, mouvant, instable ... , cela contribue à défirùr une politique, à envisager une politique des frontières bien différente. Cette communauté sans communauté, dont Derrida reprend l'expression à Maurice Blanchot, pourrait être ce qui se dessine en filigrane derrière ces images qu'elles nous proposent. Si la Méditerranée et ses territoires peuvent être lus comme un espace de circulation,le travail de ces trois photographes explore de différentes manières les liens, les passages, qui mènent d'un espace à l'autre, rejetant toute opposition frontale. Cet espace est géographique et politique, mais il est aussi et avant tout un espace habité: c'est-à-dire un espace vécu. Cette attention au sensible, si propre à cette photographie, double ces passages géopolitiques et géoéconomiques d'autres traversées: celles qui mène de l'enfance à la création, de l'origine à l'oeuvre, du biographlque à l'hlstoire. Chacune dit à sa manière ce que c'est que d'être là, aujourd'hui, dans cet espace séparé et sans frontières d'une géographle centrée sur la Méditerranée. Aujourd'hui, loin du reportage d'actualité, les trois artistes nous proposent une vision en. distance de notre actualité. c'est ainsi que Giorgio Agamben caractérise le contemporain, ce que c'est que d'être contemporain à son époque. Non pas adhérer, mais au contraire, par la distance saisir ce qui fait l'actualité profonde (Agamben, 2008). Les trois artistes sont les contemporaines de leur époque dans la mesure où elles marquent chacune une distance vis-à-vis d'elle, chacune sachant cerner à sa manière les enjeux
de son/notre temps: Chevallier et la mélancolie, Barrada et l'instabilité, Benitah et l'inappartenance.
Géraldine Millo