Florence Chevallier, l’œil tactile de la photographie
Lucile Encrevé, juin 2018
« Je sais, ils seront mal à l’aise, et puis ils recommenceront à parler. »
L’exposition de Florence Chevallier, par son titre, « Les fleurs, le chien et les pêcheurs », se présente comme une fable, comme un récit allégorique. L’artiste signale ainsi combien ses images photographiques, loin de toute anecdote, ne renvoient pas directement au réel mais, toujours construites - parfois jouées, parfois saisies, parfois recomposées -, sont porteuses d’un autre sens, usant du monde comme d’un univers de signes et de symboles.
Les pêcheurs est une image qui appartient à la série Toucher Terre, Sud (2005-2012), présentant un amas de filets bruns, lourde et sombre mer textile au sein de laquelle émergent des hommes au travail, debout, autour d’elle, travailleurs de la mer. Le chien, issu du même ensemble et de la même ville (Casablanca), est lui aussi debout, au centre de l’image, mais sur une tombe, parmi d’autres tombes, dans le cimetière juif – immobile, possible symbole de la luxure, parmi les morts. A ces deux œuvres (où se confrontent le poids d’une matière et des corps vivants), le titre de l’exposition associe un troisième terme, qui arrive en premier, les fleurs, renvoyant à une image de la même série (présentant un jardin du quartier d’Anfa) mais davantage encore à la récente série des Plaisirs (2016-2017). Cette dernière est constituée de montages proto-abstraits produits sur ordinateur de fragments de photographies numériques de doublures de vêtements et de fleurs, organiques, artificielles et morbides, dans lesquelles les manches retournées sont autant de trous et de crânes - l’absence de narration y est à son comble : rien ne s’y lit, qu’un effet de présence, par la matière et la lumière. Le mot « fleurs » pourrait évoquer encore des photographies de coupes (bouquets rassemblés dans des verres sur pied) présentes dans un projet en cours, pour le musée des Beaux-Arts de Rouen, nommé Le Corps du rêve, vaste mur photographique dans lequel l’artiste a le projet de faire se rencontrer ses images prises dans le monde et d’autres, des fragments de tableaux, qu’elle saisit dans les musées – coupes utilisées dans ce cadre comme ponctuations et appartenant à un ensemble iconographique chrétien qu’elle convoque souvent (les pêcheurs pourraient y renvoyer aussi). Si l’association de ces images par un titre ne produit pas un sens immédiatement lisible, si elle ne raconte rien, elle semble poser la question de notre mortalité, de nos désirs comme celle du recouvrement – est-ce pour cela que face aux Pêcheurs, je pense à l’exposition « Sous vent » d’Annette Messager, en 2005 au Couvent des Cordeliers dans laquelle l’artiste avait recouvert d’un voile noir de soie des monticules d’objets posés sur des tubes de néon ? Mais chez Florence Chevallier, contrairement à Messager (chez qui le voile se soulevait), pas de mouvement, le temps est suspendu, arrêté.
Il est arrêté pour le plaisir de l’œil, face à un travail qui a toujours été construit, orchestré, théâtralisé même – avant de se consacrer à la photographie, l’artiste a suivi des études de théâtre. Les gestes, suspendus, y tiennent un rôle majeur. L’artiste rejoue, sans les chercher, des motifs de la peinture – tel diptyque des Enchantement (1997), présentant des corps dans l’herbe au bord de l’eau, renvoie à Une Baignade à Asnières de Seurat, telle œuvre des Journées entières (2000), autoportrait à la fenêtre entre deux rideaux, rappelle Piero Della Francesca à Arezzo quand dans les Philosophes (1996) « le ventre fécond réinvestit le motif testamentaire de la Madone » et la femme au bain des Songes (1999) convoque l’Ecole de Fontainebleau et le célèbre Portrait présumé de Gabrielle d'Estrées et de sa sœur la duchesse de Villars. Dans Les Plaisirs, la référence picturale est pour elle Greco, dont les peintures maniéristes (intégrées dans le Corps du rêve – ainsi l’œuvre du musée de Tolède dans l’Ohio Le Christ au jardin des Oliviers) l’accompagnent par leurs jeux de lumière, acide et dramatique, par leur espace resserré et troué d’alvéoles – les crânes y prolifèrent (aux côtés de Madeleine ou de Saint-François), qu’évoquent les trous des Plaisirs. Ces trous sont des ouvertures par lesquels on ne peut pas vraiment entrer, orifices qui invitent et repoussent à la fois le spectateur. Les plaisirs, nous dit l’artiste, constituent « une pure jubilation de la surface », qui renvoie au maniérisme d’un Bronzino (et ses effets de découpe dans l’énigmatique et érotique Allégorie du triomphe de l’amour) – surface appelant chez elle une profondeur invisible. La tension surface/profondeur se retrouve dans l’ensemble du travail de Chevallier, pour qui « la photographie, c’est plat, c’est un art de la surface, de l’apparence, alors il s’agit de chercher à déchiffrer des soubassements, atteindre les profondeurs par la lumière ». Cette question était déjà au cœur de ses réflexions dans le cadre du collectif Noir-Limite - leur premier manifeste déclarant vouloir « Crever la surface. Crever le corps. ». Dans ses photographies, l’espace, souvent centré, est en partie fermé au regard, par un élément (corps, architecture) qui redouble le plan/surface (tout en l’ouvrant partiellement, par une diagonale ou des trouées). Les corps de dos et les murs comme les bâches font retour et, lorsqu’ils sont de face ou de profil, les personnes photographiées, qui se dressent au premier plan (saisies dans les séries récentes en plans américain ou italien), ne nous regardent pas, absorbées dans leurs rêves – dans ce « temps aveugle » qu’a bien nommé le photographe Arnaud Claass à propos du travail de Chevallier.
Mais l’œil du spectateur n’est pas exclu pour autant face à ces œuvres à demi closes : il est un œil tactile (qu’on pourrait, avec l’historien de l’art Aloïs Riegl, nommer haptique) : un œil qui virtuellement touche, celui-là même de la peinture (dont La Vénus d’Urbin de Titien serait exemplaire). L’artiste peignait son corps dans ses premières photographies noir et blanc des années 1980 (tels les Nus de Naples, 1986-1988) et ses œuvres, par les textures restituées, par leurs plis et creux photographiés, par les couleurs et la lumière, comme des peintures appellent, dans un transfert sensoriel, la main de celui, de celle qui les regarde. Elles convoquent le corps du spectateur qui fait face à ces corps, ces sujets, et ceci dès ses premiers travaux, dès la série du Corps à corps de 1987, dans laquelle des nus enlacés sont visibles, réfléchis dans un miroir recouvert de gouttes de pluie et d’huile, qui semblent demander à être essuyées, à la fois frontière et espace du désir. Dans ces photographies déjà, les mains sont des sujets essentiels, partie du corps récurrente dans l’ensemble de l’œuvre écho à celles du spectateur qui ne touche pas, voudrait toucher, à celles de la photographe à distance de ses objets : mains qui se tendent, mains qui lavent, mains qui essuient, qui ouvrent (Commun des mortels, 1995), qui soulèvent (Les Philosophes), qui cueillent, tiennent (Des journées entières), qui caressent et, gantées, se lèvent (Toucher terre, Nord, 2012) ou se croisent (Toucher terre, Sud), constituant même en 2002 avec l’installation Quelque chose d’Œdipe le premier sujet de l’œuvre : dans la chapelle du Centre d’art de Chamarande un ensemble formé de plusieurs photographies (sur trépieds) entourant une image sur l’autel montre, multipliée, la main de l’artiste photographiée en gros plan, blessée, entrant en contact avec différents objets, caressée par la lumière. Et les deux dernières grandes séries figuratives de l’artiste ont pris pour titre Toucher terre : ne s’agit-il pas là aussi d’indiquer la tactilité évoquée, projetée, essentielle de ce travail ? Les œuvres invitent à toucher et traduisent aussi visuellement les impressions liées au toucher. Dans les tableaux photographiés au musée des Beaux-Arts de Rouen pour le projet du Corps du rêve, deux peintures choisies peuvent nous arrêter à cet égard : La marchande d'oranges de Pierre Nicolas Legrand de Serant, un tableau mineur de la fin du XVIIIème siècle considéré comme une allégorie des cinq sens, montrant une femme aux seins nus et un enfant à ses côtés, dans lequel Chevallier s’intéresse, en la cadrant, à la main de l’enfant posée sur une orange (fruit qui semble être un double d’un des seins dévoilés) ; Cérès allégorie du mois d’août de Louis de Boullogne, tableau dans lequel la déesse pose avec deux putti – l’artiste y a sélectionné la figure de l’admoniteur, le putto qui regarde le spectateur en croquant un fruit, évoquant le célèbre tableau La Fête de Vénus de Titien, dans lequel un petit Amour mord dans une pomme comme symbole, comme objet symbolique du désir.
Dans ce lien à la main, le rapport au textile est primordial : tout textile photographié appelle le toucher par ses plis, sa souplesse, sa texture et sa brillance, et, par son poids rendu lisible, affirme une matérialité. Le textile est dans la peinture (pensons à La Vénus au miroir de Titien) ou dans la sculpture (Le Bernin et l’incroyable Beata Ludovica Albertoni de la Chapelle Altieri de l’église San Francesco a Ripa à Rome) une métaphore privilégiée du corps, du sexe (centre où les plis du textile sont particulièrement denses dans les œuvres citées, et signalent ce qu’ils couvrent) et un appel à la sensualité, terrain que Chevallier réinvestit : l’exemple du Verrou de Fragonard est bien sûr essentiel, tableau dans lequel la moitié gauche occupée par le seul textile de lit est un espace corporel que l’historien d’art Daniel Arasse a étudié dans Histoires de peinture comme un espace sans sujet (le rien) qui est l’objet même du désir. Dans Le Corps du rêve, Chevallier choisit souvent des fragments de textiles peints, les éléments sélectionnés dans les tableaux se situant dans leur partie inférieure, « celle où les robes, les plis se cassent, s'étalent, les animaux, les objets, les têtes tranchées, les membres défaits se tendent, les fleurs, les cailloux, les pieds étirés ou arqués par la marche sont représentés ». S’il est frappant dans les Plaisirs, dans lesquels les tissus sont la matière première des œuvres, en écho au Greco chez qui ils tiennent un rôle majeur (contribuant à scander l’espace, à le construire), ce lien spécifique au textile court en réalité tout au long de l’œuvre, dans lequel les vêtements accompagnent les sujets - apportant une sensualité et une tension supplémentaires (La mort, 1989) ou des motifs importants – ainsi pour la série du Bonheur (1993), sur laquelle l’artiste écrit : « J’organise tout, je couds des costumes, j’achète certains vêtements pour leurs couleurs […] ». Le lien spécifique aux tissus est affirmé plus nettement depuis la série La Chambre invisible (2005) : l’artiste photographie de près une quinzaine de manteaux, qu’elle achète aux puces de Montreuil et dans des dépôts-vente à Paris ou à Bruxelles et porte, pour les photographier ensuite posés sur un support invisible (un fauteuil trouvé de la synagogue Pali Kao de Belleville). Pris souvent retournés, ils ne sont plus identifiables, mer textile mousseuse ou rugueuse, sombre, transformée par la lumière – où « entre le devant donné et le dedans celé, ondoie rythmiquement une sorte d’interface, une fascinante vague, tout un monde de plis remuant le milieu […] ». La couleur de la doublure, les plis, la matière évoquent la présence d’un corps (genoux, ventre), d‘une peau après la mue, d’un sexe – l’intérieur du corps, le ventre maternel, un uterus nous dit-elle. Qu’elle utilise ses propres vêtements est essentiel – il ne s’agit pas d’évocation de présences (de portraits) comme les piles de vêtements, de saris sur une chaise que fige dans la résine de manière sculpturale l’artiste indienne Bharti Kher. Chez Chevallier, le vêtement est travaillé, choisi pour elle, pour sa matière spécifique aussi – velours, fourrure, satin et, surtout, soie. L’artiste s’intéresse particulièrement alors aux écrits du médecin psychiatre et photographe Gaëtan de Clérambault, à son texte La Passion érotique des étoffes chez la femme de 1908 dans lequel il fait état d’ «observations de trois femmes ayant éprouvé une attraction morbide, principalement sexuelle, pour certaines étoffes » – ce désir des étoffes soyeuses qui pousse les femmes à toucher, à prendre, à voler. Je pense aussi face à cette série au plan 4 du début du film de Duras India song, lent panoramique sur une étoffe noire pailletée et une robe rouge, image/peau de l’héroïne Anne-Marie Stretter – « Que d’amour ce bal, que de désir … » - qui appelle déjà son peignoir retrouvé sur la plage à la fin du film (Eros et Thanatos, toujours). Dans Les déchirés (2006-2007), Chevallier photographie sur un toit parisien un manteau qu’elle a ouvert et déchiré, présenté comme la peau d’une bête écorchée, en dialogue avec le travail de l’artiste Anne Ferrer (qui elle-même avait regardé Rembrandt). Dans cette série, le textile suspendu, comme dépouille, fait écran en barrant presqu’entièrement l’espace mais ses trouées (et ses côtés) laissent voir un paysage urbain, laissent entrer l’œil, qui, par le textile, touche – comme dans les Chairs étirées de 2005 (une bâche déchirée suspendue à la structure d’une serre abandonnée). Ces premières découpes sont poursuivies avec les Plaisirs : ici le rien devient seul sujet des images, non plus absence visible (l’image même) mais présence proposée à un œil tactile, nous réduisant au silence.
(et après, oui, nous recommencerons à parler)