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Désir d’image, Les Plaisirs

Marguerite Pilven, 26 avril 2017

Dans l'histoire humaine, la fabrication des images atteste une persistance et une continuité au moins égales à celles de la "question de soi" écrit Hans Belting. C'est aussi ce qui constitue le fil rouge du travail photographique de Florence Chevallier.  De ses premiers autoportraits réalisés entre 1979 et 1986 aux sujets observés qu'elle nomme "modèles", des mises en scènes de sa vie de couple aux paysages urbains qu'elle traverse dans le Casablanca de son enfance,  tout gravite autour de la question suivante : "en quoi ce que je regarde peut-il faire sujet pour autrui ?' Cette question se double aussi d'une autre, plus anthropologique, liée au statut même de l'image, à la nécessité d'en faire pour conjurer une absence, coïncider avec son moi profond et trouver les conditions de ses manifestations au cœur d'un expérience sensible, partagée.
Le panneau de 4 mètres, composé de quatre photographies, qu'elle expose dans la chapelle Saint Dredeno pourrait sembler tout à fait déconnectée de ces interrogations premières et substantielles. Il les exprime au contraire avec plus de force en se détachant de tout sujet immédiatement identifiable. Le sujet, ici, c'est l'image elle-même,  et plus précisément encore cet obscur "désir d'image" dont la photographe n'a cessé d'interroger le sens à travers une œuvre profondément auto- biographique.

Explorant les libertés de manœuvre permises par la post production numérique, Florence Chevallier découpe, détoure et assemble des doublures de vêtements qu'elle a précédemment photographié en studio. Elles reprennent une série antérieure, "La Chambre Invisible", réalisée en 2005. Les icônes informatiques qui en surgissent n'ont rien d'une vanité; elles évoquent plutôt les jeux miroitants de "ce dieu au pied léger frôlant l'épiderme des apparences" que célébrait Nietzsche, philosophe soupçonneux des profondeurs de la psyché pour qui "tous les préjugés viennent des entrailles." Ainsi, c'est plutôt d'un esprit baroque qu'il faudrait les rapprocher, un art de l'apparence aimée pour elle-même, où les voluptés labiles du pli et de la chair affirment une beauté vertigineuse, éphémère. Des floraisons colorées de tissus surgissent d'un fond noir, elles s'ouvrent en corolles béantes, et comme vivantes, elles dégoulinent aussi parfois, fluides, semblables à des coulures de peinture.

Il n'y a pas de place pour le drame ici, c'est bien plutôt par une forme de détachement assumé que Florence Chevallier retrouve cet effet de "sublime" proche de celui qui agite les grandes allégories de la peinture maniériste et de ses maîtres les plus connus (Pontormo, El Greco).  "J'essaye de créer, d'inventer un sens avec des matériaux libres que je libère de leur "vérité" historique, doctrinale. Je prends des bribes référentielles (...) et je leur fais subir une anamorphose : procédé connu de tout l'art maniériste" expliquait Roland Barthes dans une conférence donnée au Collège de France.

Dans le fond, c'est peut-être lorsqu'on s'éloigne de toute tentative de vérité (et du drame qui s'en suit nécessairement - Hegel parlait de "conscience malheureuse" -) que s'ouvre un autre espace de possibilités, celui où la question de l'auteur s'abolit pour devenir un creuset de mémoire collective et qui travaille aussi le créateur à son insu. Or quel meilleur endroit qu'une chapelle pour célébrer l'image et son puissant pouvoir de suggestion; et ainsi affirmer le plaisir - et la nécessité vitale - de la réinventer chaque jour ?

© Adagp, Paris