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Neptune

Elisa Rigoulet

For biographic details, lists of achievements, documentation, please write directly to the artists

Le mythe voudrait que l’artiste soit mélancolique. L’astrologie, selon Walter Benjamin dans Origine du drame baroque allemand, voudrait qu’il soit lunatique, rêveur, halluciné et plus précisément Saturnien. La planète de plomb serait l’astre qui guiderait l’artiste ou qui – condition d’inspiration en Europe depuis le 16ème siècle - l’attacherait désespérément à sa mélancolie.

Le projet #Neptune est une réflexion sur la fonction de l’artiste ou « comment repenser son ontologie ? ». C’est sérieux mais beaucoup plus ludique que ça en a l’air, la théorie s’appliquant dans le projet de manière performative. Quel rôle l’artiste joue dans nos sociétés ? La question n’est donc pas ce qu’il représente comme symboles ou ce qu’il incarne comme surface de projection de nos petits fantasmes, ce qu’il cristallise dans notre imaginaire commun ou notre inconscient, mais bien sa fonction sociale, réelle. De quoi vit-il ? Quels sont les enjeux de son travail et de son économie ?

L’artiste, flux explosifs et apesanteur terrestre -

L’artiste Dieudonné Cartier et l’historien Jean-Baptiste Carobolante réfutent ainsi la conception mélancolique de l’artiste pour en valoriser le rôle d’auto-entrepreneur, administrateur, voir calculateur, mais qui ne peut (comme tout travailleur ?) s’empêcher de surfer de temps en temps sur la vague de la procrastination. L’artiste rêveur est une vision populaire mais dangereuse selon Jean-Baptiste Carobolante, en ce qu’elle évacue toute dimension politique du geste artistique, sa subversion. A Saturne, il va préférer Neptune, planète explosive qui force les traits et accentue tout. Que se passe-t-il alors si on repense toute la mythologie de l’artiste par le prisme de Neptune ?

Investigateurs et sujets d’étude à la fois, Dieudonné Cartier et Jean-Baptiste Carobolante rendent publiques leurs recherches, leurs conclusions et donnent à voir leurs lieux de doute, leurs écarts, leurs pauses. #Neptune prend la forme d’un bureau de recherche dans ce premier volet présenté à la Galerie MonCHERI à Bruxelles en septembre 2016. Les chercheurs y miment le temps et l’organisation du travail, mais aussi le temps et l’organisation du loisir ou la procrastination, ici transposés à l’espace vacant d’exposition et incarnée par une rampe de skate (ça y zone, ça y traîne…) – qui est aussi une vague – puisque pour qu’il y ait travail, il faut qu’il y ait pause.

Artiste est une profession libérale dont Dieudonné Cartier et Jean-Baptiste Carobolante (nommé ici directeur de recherche du bureau) vont tenter une définition à travers un ensemble d’archives, de documents. C’est théorique mais c’est aussi formel. Un corpus d’images accompagne les textes. Selon une logique gravitationnelle qui met en lumière un phénomène d’éclatement, ces images présentes ont déjà connues une première diffusion avant de venir prendre place au sein du projet. La logique est celle de l’institution et de la bureaucratie.

Dieudonné Cartier s’interroge depuis longtemps sur la dimension administrative du travail de l’artiste. L’artiste est un travailleur qui se déplace à son bureau l’atelier. Il l’envisage alors comme un être pragmatique, voire capitaliste, qui développe un rapport programmatique au monde et à son œuvre.

Bureaucratie gravitationnelle –

The Office of Gravitional Documents – projet développé par Dieudonné Cartier – consiste à faire se rencontrer différents champs de l’histoire de l’art et à les confronter. L’idée est de sauver certaines anecdotes, et surtout celles qui font le moins rêver, des histoires d’institution, d’administration et de business. Cet enjeu se retrouve dans tout le travail de l’artiste. C’est aussi lui qui nous fait le plus rire. Chirac et le Don de Jacques (un bélier) est un cadre dont le fond dessine un angle comme deux cimaises d’exposition confrontant deux documents. En 1996, une statuette est offerte à Jacques Chirac par l’équipe gouvernementale pour son anniversaire. L’événement est couvert par Paris Match et les photos rapidement publiées. L’archéologue français qui les avait découvertes au Mali réagit en expliquant que l’œuvre appartient au Musée National de Bamako et qu’elle doit être restituée. L’homme politique rendra la statuette en tant que don qui porte aujourd’hui la mention : « Don de Jacques de Chirac ». La photographie scientifique du bélier fait face ici aux photographies de presse, dressant deux versions et deux niveaux de lecture de la même histoire.

The Office of Gravitional Documents est une pseudo- structure qui constitue une légitimité et un cadre institutionnel à une démarche purement conceptuelle qui voit le jour en 2014 lors de l’exposition Une Lettre arrive toujours à destinationS à Montpellier. #1973 est le résultat d’une action épistolaire engagée par Dieudonné Cartier avec les 56 artistes rassemblés dans un catalogue Fluxus datant de 1973 et réalisé à la suite d’un projet d’exposition vidéo présenté à la télévision canadienne. A la fin du catalogue, la liste des artistes avec leurs adresses postales et la mention : « for biographic details, lists of achievements, documentation, please write : ». Partant de là, il s’agissait pour l’artiste de spéculer sur ce qui avait pu être produit, pensé ou réalisé pour ce projet, ce qui « gravitait » autour. Le bureau est créé, son directeur de recherche nommé. Ce dernier envoie une carte à chacune des adresses. Ce travail constitue le temps de l’exposition. Ses répercussions aussi. Retours des artistes ou retours de la poste.

Plus tard, Dieudonné Cartier confirme son intérêt pour la mise en scène du travail et pour l’exposition comme processus et comme moment, à la Galerie Laurent Mueller à Paris (2015). Là, le bureau est matérialisé et équipé d’une photocopieuse et d’un fax. Pendant trois semaines, l’artiste va réceptionner, trier, travailler et mettre en forme les archives envoyées par 45 artistes - qui constituent les documents qui gravitent autour de leurs recherches en cours. Ce « temps » constitue une banque de données des protocoles mis en place par chacun des artistes. Mise en abyme supplémentaire ici puisque Dieudonné Cartier met également en scène son propre processus de création en exposant sa méthode de travail et la manière dont il fabrique lui aussi un objet : l’édition qui contiendra tous ces éléments. Mais le plus intéressant dans tout ça – qui renforce la dimension conceptuelle du projet et vient faire échouer définitivement la symbolique saturnienne – c’est l’administration mise en place qui vient toujours contraindre le process. Les mails ou fax ne sont reçus ou consultés qu’aux horaires d’ouverture du bureau.

Les références sont permanentes, plurielles et éclatées, superposées, précises ou improvisées – pendant l’exposition, un statement est rédigé par l’artiste et la commissaire sur l’histoire des expositions et des initiatives similaires comme par exemple le projet de Mel Bochner, Working Drawings and Other Visible Things on Paper Not Necessarily Meant To Be Viewed as Art (After Bochner) – dans ce temps simultané qui conjugue production, recherche et exposition, mais aussi interaction, communication, diffusion, spéculation et promotion. Le résultat (qui est aussi un temps) sent le toner, est bruyant et incarné par la présence d’un humain au travail.

Production, capitalisation et stratège –

Le procédé est en effet performatif. Pas question d’abandonner les documents à la dévoration du visiteur. Il s’agit ici d’influer sur le format et le process de l’exposition en mettant en scène la fonction libérale de l’artiste et en élargissant ainsi les possibilités de lecture. Aborder le hors champs des œuvres, les protocoles behind.

Le second volet du projet #Neptune sera présenté à la Galerie Deborah Bowmann en mars prochain. Deborah Bowmann matérialise parfaitement la figure neptunienne de l’artiste. Performatif, le projet incarne l’appareil administratif et financier d’une entreprise. Toujours en costard cravate, les deux artistes qui composent l’entité fictive sont les gestionnaires d’un business qui produit des objets et des événements, et considèrent qu’aller aux toilettes comme organiser une exposition est une action pouvant être l’objet d’une communication comme le résultat d’un geste artistique et entrepreneurial. Chez Deborah Bowmann, le projet #Neptune sera un temps administratif, un temps de travail où chacune des parties sera liée contractuellement. Le contenu traitera autant du Neptune astrologique que du Neptune capitaliste tel que l’incarne par exemple Damien Hirst et sa vente en direct – qui avait « inquiété le marché de l’art » – à Sotheby’s en 2008, ou du Neptune philosophique qui amène l’idée d’un être tempête. Neptune est une matière.

A l’issue de ce projet, une publication viendra reproduire, compresser et altérer ce temps de recherche et de production pour en matérialiser la plus value – véritable valeur moderne ? – temps mort de la médiatisation. Sur les murs est présentée sa matière première, la source iconographique de cette édition. Tout ce qui sera généré pendant l’exposition sera concentré ici, jusqu’à déterminer la structure de l’objet. S’en suivra un capitalisme sauvage pour promouvoir et « faire exister » le livre.

Il y a bien sûr la notion de traitement du document, la copie, l’original, la reproduction. La question des droits aussi de l’auteur. Toutes deux totalement impliquées et essentielles à l’écriture d’une Histoire de l’art qui est traitée ici purement formellement. Car en citant cette histoire, en la singeant et en spéculant sur sa production, la valeur travail impliquée, ses interprétations, sa digestion, c’est un morceau d’elle à nouveau qui se retrouve à la sortie de l’imprimante et encadrée au mur. Une entreprise historienne, pensante, réactive et visionnaire, un mode opératoire très 2017 entre concept, performance, économie de production et stratégies de diffusion.

Mais n’oublions pas ici le thème astral, notre horoscope qui ne nous abandonne jamais complètement errants et désoeuvrés – sublime garde-fou – et insuffle du sens à notre libre arbitre. Le simple fait de s’en remettre à lui ou de l’ériger comme possible guide de lecture d’une l’ontologie de l’artiste replacent aussi inévitablement les étoiles au cœur de l’équation.

publié dans le magazine L’Art Même (n°72)
(Ministère de la Communauté française de Belgique, mars 2017 - Bruxelles)