Fragment 91
CCC OD à Tours
Prix Mécénat Touraine Entreprise
La transparence des flux
Le 7 décembre 2020, l’eau faisait son entrée à la Bourse de Chicago, accédant à un nouveau stade de sa marchandisation en devenant valeur financière. La plus précieuse des ressources vitales se retrouve ainsi ouverte à la spéculation au moment où s’accentue sa raréfaction, les sécheresses s’étendant à présent sous des latitudes que l’on avait cru préservées du manque. La question de l’eau, qui s’impose comme un enjeu majeur pour notre futur, traverse le projet « Fragment 91 » que Dieudonné Cartier présente au CCC OD, mais c’est par une autre problématique que l’artiste nous y conduit. Ce qui anime d’abord sa réflexion est en effet l’évocation d’un autre flux tout aussi emblématique du monde contemporain et de sa sujétion à la question économique : celui des data et données numériques. À la différence des ressources physiques dites « rivales » qui disparaissent à mesure qu’elles sont utilisées, les données sont inépuisables. Plus que cela, elles prolifèrent selon une trajectoire exponentielle qui promet une ressource infinie au capitalisme contemporain dont elles ont accompagné la métamorphose sur la voie de la financiarisation. La mise en données ou datafication du monde n’épargne aucun pan du réel, qu’elle convertit en une multitude d’informations dématérialisées. Ces flux invisibles n’en agissent pas moins de façon extrêmement concrète sur nos sociétés qu’ils contribuent à façonner et à transformer dans une logique d’accélération et de globalisation accrues.
C’est autour de ces notions de flux et de fluidité, de transparence et d’invisibilité, d’immatérialité et de dissolution que la question de la data rejoint celle de l’eau, dont Dieudonné Cartier fait le matériau central de l’exposition « Fragment 91 ». Sans user de la métaphore ni d’une évocation symbolique de la matière, l’eau est ici explorée en tant que sujet d’expérimentation dans une démarche critique et analytique où s’entrecroisent protocoles scientifiques, économiques et artistiques. Les data de l’économie numérique y sont mises en perspective avec les données scientifiques qui éclairent la connaissance du vivant et de ses évolutions à l’ère du capitalocène.
Le contexte même de l’exposition détermine le terrain des recherches menées par l’artiste : la Loire qui court en contrebas du centre d’art lui offre un échantillon de nature vivante dont il extrait ses propres données chiffrées pour les réinvestir dans des objets artistiques. L’eau du fleuve, que l’artiste a régulièrement prélevée pendant près d’une année, devient la matrice physique et conceptuelle du projet. Elle alimente un ensemble de dispositifs qui opèrent le passage du protocole scientifique au protocole artistique, du langage des chiffres vers celui des formes, usant de la traduction comme principe de composition plastique.
Frg.91-Couleurs est une œuvre discrète, mais particulièrement représentative de ce processus. Inscrit sur le mur comme une note de bas de page, un bloc de données chiffrées se révèle être le code qui génère la couleur verte omniprésente dans l’exposition et que l’artiste propose comme représentation objectivée de la Loire. Pour produire cette nuance, Dieudonné Cartier convertit en effet les quantités de composantes chimiques analysées dans l’eau en référence colorimétrique CMJN. Le déplacement de virgule, qui opère cette conversion de l’invisible vers le visible, s’apparente à un jeu d’écriture qui nous ramène dans le champ des flux financiers et de leur incidence sur le réel.
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Les différents processus de traduction opérés par l’artiste dans ses dispositifs agissent ainsi comme des révélateurs de phénomènes imperceptibles, dissimulés dans la transparence de l’eau comme dans la virtualité du cloud. Ce « nuage » numérique n’est d’ailleurs pas exempt de paramètres physiques comme le rappelle Frg.91-Flux, qui s’attache à matérialiser la production des données numériques et son corollaire, le stockage. Le développement exponentiel des data se traduit concrètement dans le réel par un accroissement d’espace et d’énergie mobilisé par les insatiables datacenters qui les hébergent. Dieudonné Cartier restitue cette dynamique de prolifération à travers le déroulement continu du ruban de papier d’une imprimante où s’écrivent, ligne par ligne, les fluctuations du débit de la Loire enregistré en direct par une balise Vigicrue . Jour après jour, les blocs de chiffres se dessinent au rythme de l’eau. Le ruban s’allonge et finit par occuper tout le volume de son contenant au risque d’en déborder.
L’hétérogénéité des données que Dieudonné Cartier extrait du même fleuve est ainsi traitée à travers une diversité de dispositifs qui démultiplie les formes tout autant que les problématiques, dans un principe d’impermanence et de renouvellement qui fait écho au Fragment 91 d’Héraclite : « On ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve ». Issue de la même source fluctuante, l’eau qui nourrit l’ensemble des œuvres n’est pour autant jamais la même. Capter ce flux semble relever d’une ambition impossible, si ce n’est peut-être par fragments. Frg.91-Prélèvements compose ainsi point par point une représentation de la Loire saisie dans toute sa versatilité. Soixante bouteilles d’eau prélevée à intervalles réguliers pendant un peu plus d’un an s’alignent sur le mur. Elles forment une vague continue dont le dessin ne doit rien au hasard : la hauteur d’accroche des échantillons est en effet indexée sur la température de l’eau enregistrée au moment du prélèvement. Suivant le même protocole, Dieudonné Cartier a également chaque fois photographié le fleuve selon le même cadrage et axe de prise de vue, consigné la date et l’heure, les coordonnées GPS et la température extérieure. Toutes ces informations sont reportées sur l’étiquette, attestant du caractère unique de chaque échantillon malgré la sérialité de l’objet. À l’instar de Marcel Duchamp qui dans Air de Paris (1919-1964) révélait l’existence impalpable de l’air en le mettant sous verre, Dieudonné Cartier met le fleuve en bouteille pour mieux en révéler l’essence insaisissable. La transparence du liquide est trompeuse, car chaque objet encapsule tout un microcosme vivant, invisible à l’œil nu, et qui poursuit sous verre sa propre évolution.
Les étiquettes imprimées sur papier thermique se transforment elles aussi, s’effaçant peu à peu au contact de la lumière en faisant progressivement disparaitre tous les éléments qui relient l’échantillon à son contexte de prélèvement. Seuls résisteront à cette disparition programmée les chiffres tapés à la machine à écrire, le tampon et la signature de l’artiste. Ainsi, à mesure que l’étiquette s’efface, se renforce l’inscription des bouteilles dans le champ de l’art et s’affirme leur valeur d’œuvre multiple.
Empruntant à la science ses méthodologies rigoureuses, son langage et le cadre un peu clinique du laboratoire, Dieudonné Cartier n’en partage pas pour autant les mêmes finalités. Détaché de ses fonctions premières, le langage mathématique est ici utilisé pour son aspect énigmatique et abstrait qui le replace dans le domaine du signe graphique, du pictural et de la création de formes. Ce langage des chiffres est aussi le point de jonction entre sciences de l’environnement et dynamiques économiques, deux sphères en permanence entrecroisées au sein de « Fragment 91 » pour mieux interroger la porosité entre les pensées dominantes de l’économie et la mise en péril du vivant.
C’est sur ce principe de juxtaposition que repose l’installation Frg.91-Diagrammes. Des bas-reliefs en béton composent cinq diptyques qui mettent chacun en regard une étude scientifique menée sur la Loire et un diagramme économique lié au commerce mondial, ouvrant une réflexion sur cles relations de causalité entre ces deux champs. Les bas-reliefs sont présentés sur une structure en bois qui évoque la bibliothèque autant que la grille plus abstraite d’un graphique en colonnes. Autant de références au savoir et à ses modes de transmission que relaie encore davantage la présentation des diptyques, posés en angle comme de grands livres ouverts. L’aspect un peu érodé du béton, fait de sable et d’eau de Loire, assimile ces bas-reliefs à des vestiges archéologiques du présent. Sans légende permettant de les décrypter, ils livrent aux chercheurs du futur le portrait d’une civilisation régie par ses modèles économiques. Derrière le langage abstrait de ces graphiques se profilent des mécanismes qui n’ont rien d’immatériel. Les modes de production industriels et le transport des marchandises qui alimentent la dynamique de ces courbes entrent très concrètement en contact avec les milieux naturels et influent sur leur équilibre fragile.
C’est sur le mode de l’expérimentation que l’installation Frg.91-Publications aborde cette question. Entre espace administratif et laboratoire, elle se compose de trois bureaux en bois équipés de photocopieurs et d’aquariums-fontaines remplis d’eau de Loire. Pôle d’observation et de traitement de données, le dispositif donne également à voir la production en temps réel d’une édition multiple. A une fréquence régulière, les photocopieurs impriment automatiquement les pages où s’inscrivent des images de l’eau, captée à un instant T au fond des aquariums. Dans ces échantillons de fleuve, une vie minuscule continue de se développer autour de plantes (Elodées) ou de coquillages (Corbicules) que l’artiste y a introduit. Ces espèces invasives importées d’Amérique du Nord ou d’Asie à la faveur des échanges commerciaux globalisés se retrouvent aujourd’hui dans les fleuves d’Europe dont ils perturbent les écosystèmes en prenant le dessus sur les autres espèces. L’eau des aquariums se charge ainsi d’une autre strate orientée vers une lecture plus économique. Celle-ci se renforce à la découverte d’autres éléments cachés au fond du bac et qui surgissent par le biais de l’image imprimée : factures des plantes et corbicules achetés en jardinerie, rapports d’analyse de l’eau, agrandissements photographiques ou informations scientifiques. Autant de documents que Dieudonné Cartier renouvelle au fil de l’exposition pour enrichir ses éditions de nouvelles pages et écrire une autre histoire de l’eau, une histoire informée par les investigations scientifiques qui la décryptent et confrontée aux conditions économiques qui la fragilisent.
En délégant la composition et la fabrication de son édition à un système automatisé, Dieudonné Cartier s’en remet également au facteur temps, puisque le nombre de pages et d’exemplaires de son œuvre multiple est calculé et programmé par rapport à la durée de l’exposition. Si la Loire offre à l’artiste un périmètre de nature pour prélever son matériau, cette durée définit un cadre contextuel résolument inscrit dans la sphère artistique. À tous les niveaux, dans chaque dispositif, cette temporalité joue comme un paramètre actif. Composées avec du temps, les œuvres poursuivent leur transformation au sein de l’exposition, au rythme de la vie de l’eau et des data qui l’irriguent. Révélant les données transparentes charriées par ces multiples flux, les protocoles artistiques de Dieudonné Cartier dotent son projet d’une dimension évolutive particulière qui donne au Fragment 91 d’Héraclite un nouvel écho.
Delphine Masson
Frg91 - Prélèvements


Frg91 - Prélèvements, 2022-2024
Soixante bouteilles de 50 centilitres cachetées à la cire, eau de la Loire, étiquettes imprimées sur papier thermique tamponnées, signées et numérotées, bois.
Vue d’exposition et détails de l’installation.
© Aurélien Molle
Frg91 - Flux



Frg91 - Flux, 2024
Installation. Structure en bois, imprimante thermique, micro-ordinateur, serveur wi, documentation papier.
Vues d’exposition et détails de l’installation.
© Aurélien Molle
Frg91 - Diagrammes
2024
Installation. Structure en bois, cinq diptyques en béton (eau et sable de la Loire, ciment), documentation papier.
Vues d’exposition et détails de l’installation.
© Aurélien Molle


Frg91 - Publications
2024
Installation.
Trois bureaux en bois, photocopieuses, bacs en plastique, micro-ordinateurs, pompes à eau, tuyaux, plantes invasives, coquillages invasifs (corbicules), analyses chimiques, eau de la Loire (prélèvement du 15 décembre 2023), documentation papier ; multiple, 3 x 3000 exemplaires, photocopies et risographie sur papier.
Vues d’exposition et détails de l’installation.
© Aurélien Molle





