Le nez des champignons ou la poétique du mycélium
2021
Chloé Jeanne est la troisième et dernière artiste invitée de la première saison de résidences de recherche et de création de la Fondation LAccolade. Sa pratique artistique éclaire les potentiels sensibles du vivant qu’elle déploie sous forme de sculptures organiques, d’installations sensorielles, qui sont appelés à évoluer, à se transformer. Ses matières sont des alliées, des partenaires, tel le mycélium ou encore le blob, dont elle apprend les langages. Les langages du vivant sont constitués d’odeurs, de signaux chimiques ou encore électriques qui ne trouvent aucune traduction possible dans nos langues parlées et articulés. Apprendre le langage du vivant nécessite une sensibilité toute particulière à ce qui nous environne, la lumière, l’humidité, les odeurs.
Chloé Jeanne clôt cette première saison de résidences avec une recherche et une création dédiée à l’olfactique du champignon. L’olfactique est la science du langage des odeurs. Ni végétal, ni animal, le champignon est un être dont nous avons beaucoup à apprendre. Par l’étude du champignon, les biologistes ont pu comprendre l’importance de la symbiose dans l’apparition et l’évolution de la vie. Les créations de Chloé Jeanne sont à la fois irriguées par sa connaissance des pratiques et protocoles scientifiques et sa relation subjective, intime à ses matières. La découverte du coffret Le Nez des Champignons édité en 1986 par le mycologue Marcel Locquin et l’œnologue Jean Lenoir est le point de départ de deux créations, deux curiosités olfactives selon ses propres termes. Ce coffret contient cinquante-quatre flacons, cinquante-quatre odeurs qui sont autant de hiéroglyphes à décrypter.
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Certaines odeurs sont familières, d’autres surprenantes et perturbantes. La diversité olfactive du champignon ne serait-elle pas la mémoire, l’archive des odeurs du monde ? Le champignon est un filtre, il absorbe son environnement. Quant au mycélium, il tisse, lace, entrelace, lie le règne du végétal. Les hyphes du mycélium, ces filaments visibles à l’œil nu sont la métaphore parfaite d’une poétique de la relation, le mycélium n’a pas de centre, il est continuité. Chloé Jeanne choisit de déployer ces deux curiosités olfactives en les apposant sur deux sculptures minérales fixées miraculeusement sur son support d’origine végétale par les hyphes d’un mycélium qui a été cultivé, soigné durant toute la résidence. La première curiosité est constituée d’une odeur qui se veut familière, régressive, rassurante. La seconde est quant à elle constituée d’une odeur qui se veut inconnue, perturbante. Il y a là en filigranes le récit de l’ambivalence de notre relation au vivant, entre fascination et répulsion, entre philie et phobie. Claude Lévy-Strauss, à l’occasion de la chronique d’un livre d’ethno-mycologie (Mushrooms, Russia and History de V.P. Wasson and R.G.
Wasson) laissait entendre que nous pourrions comprendre certains clivages politiques par la mycophilie ou la mycophobie des peuples. L’atelier de Chloé Jeanne est un laboratoire subjectif, lieu de créations inattendues qui nous invitent à ne plus séparer mais à tisser une relation sensible à ce qui vit. Ses associations de matières, ses cultures de mycélium, son blob, sont des œuvres vivantes dont la plasticité et la chromie est le résultat d’une écoute, d’un soin, d’une attention, d’un dialogue qui nous apprend les langages du vivant.
Christopher Yggdre, curateur

Chloé Jeanne « Le Nez des Champignons ou la Poétique du Mycélium », 2021
Champ de bataille, 2021
Photo Martin Argyrolo






Chloé Jeanne « Le Nez des Champignons ou la Poétique du Mycélium », 2021, photos Martin Argyrolo
Chaque résidence est sujet d’émerveillement. Celle de Chloé Jeanne ne fait pas exception. Elle en est même l’incarnation. Après les algues et les bactéries apprivoisées par Charlotte Gautier Van Tour, la tourbe et la terre crue relevées à hauteur d’yeux par Caroline Le Méhauté, nous voici nez à nez avec les champignons. Conviés dans une flânerie poétique, nous parcourons des chemins jusqu’alors invisibles, le long des minuscules filaments blancs du mycélium. Nous éprouvons physiquement le monde obscur et souterrain, en visitant l’impressionnante Champignonnière des Carrières en compagnie du maître des lieux Angel Moioli. Nous progressons, dans les sentiers poudrés de spores de pleurotes et de shitake, dans les effluves sucrées de paille et de millet, de fragrances acides et stridentes de fermentation. Cette pérégrination au pays des sens m’évoque la généreuse route de la Trace en Martinique, réseau infini d’autres traces si bien nommées, des traces qui ne sont pas sans rappeler celles que dessine un blob. Ni animal, ni végétal, ni champignon, le blob progresse mystérieusement vers sa nourriture. Cette cellule sans cervelle est pourtant capable d’éviter les obstacles et de se frayer un passage au plus court pour s’alimenter. Elle est aussi dotée d’une mémoire.
Il existerait donc d’autres formes d’intelligence, capables de réagir, de transmettre des informations à d’autres organismes. Nous savons désormais que la quasi-totalité des plantes dépendent des informations transmises par le « Wood Wide Web » à l’image des réseaux internet, que les fungi mycorhyziens dans la forêt distribuent aux arbres les substrats en fonction des besoins des uns et des autres, en tenant compte de leurs faiblesses ou au contraire, de leurs gourmandises. Une forme de symbiose, ou selon les termes d’Albert Franck, une « dépendance intime et réciproque » se met en place, le mycélium endossant le rôle de nourrice fongique. En regardant Chloé Jeanne évoluer dans l’atelier, s’adresser à ses petits protégés avec des paroles douces et attentionnées, les couchant à l’abri de la lumière, les nourrissant, attentive à leurs moindres besoins, je ne peux m’empêcher de penser aux tableaux et sculptures représentant des Maternités.
L’atelier s’est transformé en une étrange et muette « nurserie ». Une odeur aigrelette y plane, une odeur de crèche vivante où se mêlent la chaleur de l’âne, du bœuf, la sueur des bêtes et des peuples nomades, une odeur de paille et de rocher, de sable, de figuier, de palmier, de bananier, de sycomore, de violette, de fraise et de citronnier. Dans la champignonnière, notre guide mycophile Angel, le bien nommé, nous conduit au chevet des cultures de ses champignons installés sur des lits comme dans un dortoir. Dans une autre galerie, le plastique noir recouvre les blocs de culture comme le tissu grossier épouse le sein gonflé de la madone, le film plastique transparent est un voile virginal protecteur. Les peintres comme les sculpteurs ont tâché de représenter le mystère, de fixer dans la scène de la nativité cet ultime point de rencontre entre la vie et la mort, ce point d’équilibre éphémère dans le basculement. Notre esprit à l’épreuve de la naissance ou de la renaissance éprouve tour à tour le familier et l’inconnu, en un mouvement de balancier perpétuel, chronique. Familier et Inconnu, voici les deux curiosités olfactives que Chloé Jeanne a conçues avec l’aide du laboratoire parisien Cinquième Sens, deux arômes répartis entre deux « capsules » de toiles de jute sur lesquelles la pouzzolane ou pierre de lave est accrochée par la seule force des hyphes du mycélium : l’une agréable, régressive, fraiche comme un linge propre, me transporte dans la salle de bains de mon enfance. Assise sur la machine à laver, ma mère lavait avec un gant de toilette mes genoux écorchés. L’autre, surprenante, piquante, m’entraîne dans des tunnels de trains fantômes, sur des passages à niveau, sur de vieux rails abandonnés dont le bois goudronné imbibé de soleil exhale l’odeur de chair animale putréfiée.
Chloé Jeanne s’est inspirée du coffret Le Nez des Champignons de Locquin et Lenoir édité en 1986 et dont elle possède un des rares exemplaires. Les arômes de champignons enfermés dans de petits flacons renvoient aux origines de la vie quand les algues forgeant de nouveaux partenariats avec les fungi purent s’installer sur terre, poussant le vivant en plis, reliefs et verticalité et dont les prototaxites pourraient être l’un des premiers témoignages : odeur d’eau de mer, de fer. Puis c’est l’histoire naturelle qui se déroule sous notre nez : arômes de fleurs, de fruits, odeurs animales et même « cadavérique ». La résidence de Chloé Jeanne nous aura jusqu’au bout, jusqu’à la restitution de résidence, tenue en haleine. Ses nouveau-nés seront-ils prêts pour leur baptême artistique qu’est l’épreuve de restitution ? En attendant, ils jouent, au gré de la température, de l’humidité, de la lumière, des flux d’air, sur ce sol artificiel improvisé par l’artiste, des morceaux de moquette, qu’elle a malicieusement sur-nommés « tapis d’éveil ».
Catherine Dobler, fondatrice



Chloé Jeanne « Le Nez des Champignons ou la Poétique du Mycélium », 2021, photos Martin Argyrolo




Chloé Jeanne « Le Nez des Champignons ou la Poétique du Mycélium », 2021, photos Martin Argyrolo