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Où est ici ?

Jean-Christophe Royoux

La question du lieu, du local, fait particulièrement sens dans le contexte de la mondialisation. Celle-ci ne consiste pas seulement en une multiplication des échanges et des communications. Elle est synonyme d'une véritable transformation de notre représentation du monde, du constat tangible de la co-présence interdépendante du Tout du monde, qui va de pair avec la conscience que la Terre, en tant que « sol de l'aventure humaine », est elle-même prise dans un ensemble plus vaste, plus abstrait, plus infini, de plus en plus exploré, de mieux en mieux connu. Qu'est-ce, alors, que le ici du lieu à l'ère de la télé présence instantanée du monde comme totalité ?

Le travail qui vient d'être récemment installé par Bernard Calet dans la nef centrale du groupe scolaire flambant neuf « Dulcie September», consiste en une image de très grand format de la partie sud-est de l'Île-de-France, prise en vue plongeante du ciel vers la terre par le satellite Spot Image, découpée plus ou moins arbitrairement sur les côtés pour pouvoir recouvrir une partie d'un mur et deux faces d'une cage d'ascenseur, remontée donc à la verticale, pour finalement prendre l'aspect d'un immeuble de petite dimension, lui-même à l'échelle de la rue intérieure du bâtiment dont le bloc coloré constitue le point focal de la perspective.

L'image, comme la première carte réalisée en 1960 par le satellite TIROS 1( Télévision Infra Red Observater Satellite ), utilise les propriétés des ondes électromagnétiques émises, réfléchies et diffusées, à l'origine de toutes les nouvelles technologies de télédétection. Le code des couleurs ainsi obtenu apparaît crypté et mystérieux, à l'inverse d'une carte fonctionnelle ordinaire dont l'efficacité implique qu'elle soit au contraire immédiatement lisible.

Disons que la découpe et les plis qui résultent du déploiement de l'image sur les plans parallélépipédiques du volume qu'elle vient parfaitement épouser, que cet effet de délimitation— relève de la carte. Une carte en effet (par opposition à une mappemonde ou une planisphère) « se réduit à la représentation plane d'une partie seulement de la terre». Mais la vue proprement dite peut être définie comme une anti-carte, puisqu'elle consiste bien, quant à elle, en une image photographique, donc en partie analogique et descriptive, d'autant plus que ce que représente l'image est troublé par le système de codage coloré spécifique aux prises de vue par satellite.

Autrement dit, il s'agit d'une image sous les apparences d'une carte, ou encore d'une carte produite à partir d'une image. Il me semble que tout l'intérêt du travail de Bernard Calet à Ivry — et peut-être est-ce une caractéristique plus générale de ce qui est au travail dans le rapport entre sculpture et photographie qui caractérise une partie de ses recherches — est de tirer toutes les conséquences de cette tension entre l'image et la carte, qui implique un passage incessant quoique implicite, entre horizontalité (la carte) et verticalité (l'image).

Cette tension initiale, propre à l'ambiguïté du système de représentation utilisé, se répercute en une multiplicité d'oppositions à tous les niveaux de l'œuvre. Contradiction formelle par exemple, entre le tracé serpentin des fleuves (en noir sur l'image) par rapport à l'austérité géométrique des plans, de la découpe et du lieu lui-même où se trouve en quelque sorte déposée, installée, cette représentation. Tension encore entre cette borne — autre dénomination possible de ce petit immeuble formé par la découpe volumétrique de l'œuvre dans l'espace architectonique de l'école— délimiter un point repère (le « vous êtes ici » des plans urbains)-, et la contamination (au sens presque radioactif du terme, si l'on pense aux moyens d'enregistrement de l'image et au code des couleurs qui en résulte) subie par ce « point » qui est littéralement recouvert par l'explosion de l'extension spatiale qu'il en vient à représenter. Comme si la présence hic et nunc de la sculpture, l'inscription de la présence dans un site qui est corrélative à l'obstacle matériel qu'elle représente, avait été totalement absorbée — délocalisée — par l'image.

Le système mots — la liste des adverbes de lieux traduite en huit langues qui vient recouvrir presque en quinconce l'image/carte — est d'ailleurs une autre matérialisation de cette extension ; par les jeux de la langue cette fois, qui mettent sans dessus dessous l'orientation ; mais aussi par la prolifération des langues qui multiplie les appellations sans pour autant les faire fonctionner comme des toponymes susceptibles de cerner et d'identifier sur l'image tel ou tel lieu particulier. L'usage des adverbes de lieu, contrairement à leur fonction, est donc une autre manière de représenter le vertige d'une extension dont tous points singuliers — ces points qui sont l'ordinaire de la carte et dont la carte, habituellement, est le refuge singulier, l'outil indispensable de repérage —, seraient absents.

L'adverbe de lieu en français, est un outil grammatical qui, comme le verbe, est la clé d'un système relationnel qui aide à situer quelque chose ou quelqu'un. Ce que l'on appelle les déictiques, ces mots adverbes qui comme une petite main servent à désigner l'endroit où l'on se trouve, d'où l'on vient, ou bien, où l'on va, en est la forme par excellence. «Ici » comme « là » sont des adverbes de lieu qui fonctionnent comme des sortes d'équivalents spatiaux du présent.

Ils soulignent la position d'énonciation du locuteur, la présence immédiate, instantanée, quasiment performative de son être là par opposition à d'autres adverbes de lieu — ailleurs, en deçà, au-delà — qui au contraire mettent en évidence l'incertitude des lointains. Plus encore, accompagné de la préposition de, les adverbes de lieu ont le rôle privilégié de rendre compte de la question de l'origine. Ainsi, ici, n'a de sens que dans un rapport étroit avec un toponyme susceptible de situer sur une carte notre présence en un lieu.
Or, ici, nul déictique n'est tracé sur la carte pour nous rassurer sur l'emplacement où nous nous trouvons. Ou plutôt les noms de lieux — sous la forme d'une liste non-exhaustive d'adverbes —viennent remplacer les toponymes habituels nécessaires à la lecture d'une carte.
Les adverbes de lieux, scellés entre deux feuilles de verre, sont mis en position de noms propres sans créer aucune solidarité avec des lieux quelconques représentés sur la carte. Ils constituent une série autonome, parallèle, répétitive, géo-métrique par rapport à l'image/carte, comme si chaque adverbe était interchangeable et représentait le point formel d'intersection d'une grille abstraite. Autrement dit, ce dont ces adverbes de lieux nous parlent, c'est de l'équivalence des lieux, du près et du loin, du là et de l'ailleurs, du devant et du derrière, du ici et du nulle part. Ils nous parlent de la réversibilité des lieux dans les non-lieux et sont indissociables d'une dispersion à l'image de la dispersion de ceux qui les regardent.

Comme l'immeuble, comme la rue, comme l'espace même dans lequel se trouve l'image que nous regardons, l'image/ carte nous projette sans faux semblants dans l'anonymat d'un espace qui caractérise l'expérience de la mégalopole. Nous nous trouvons face à la carte d'un vertige, d'un basculement, d'un renversement radical : du privilège habituellement accordé aux points, à celui maintenant accentué du plan. Comme si, plutôt que de désigner le lieu où nous nous trouvons, il s'agissait de donner à ressentir le sentiment du lieu en tant qu'absent, contaminé par l'ouverture horizontale indéfinie de l'espace. Comme un pliage sophistiqué, une construction paradoxale, l'anti-monument de Bernard Calet propose un jeu d'emboîtements de représentations génériques équivalentes : l'espace ouvert, indéfini, de l'image/carte se retrouve de façon métonymique dans l'immeuble anonyme qu'il souligne et qui lui sert de support ; cet immeuble/image devient à son tour « borne » par rapport à l'espace qu'il occupe, simple repère également anonyme et désincarné qui finalement semble se dissoudre dans l'espace de la carte qui le recouvre.

Ainsi nous aurions affaire ici au double inversé d'un plan urbain ; à une véritable anti-carte. Plutôt que de resserrer le cadre, le cadrage, l'horizon, sur le ici, sur le tout près rassurant d'un espace que l'on voudrait familier, il s'agit de rendre possible une interrogation sur le lieu d'ici — autrement dit peut-être, le lieu commun — à l'heure de la télé présence, de l'instantanéité du Tout du monde dans chaque ici, dans chaque point, dont, de ce fait, la singularité vacille.

Ce que tente peut-être de nous apprendre Bernard Calet, c'est que la science descriptive des territoires en quoi consiste la géo-graphie, exige aujourd'hui un renversement épistémologique. Il ne s'agit plus de prendre la mesure du point pour connecter d'autres points et ainsi faire naître une trame. Toute métrique d'arpenteur semble brutalement tombée en désuétude. Il s'agit plutôt, depuis l'endroit quelconque où nous nous trouvons, de prendre la mesure de l'amplitude de l'espace— géophysique, cosmologique, polythéiste, multiculturel — en train de constituer un nouveau «nous» planétaire. Un espace incernable, à la fois immense et resserré, à la fois de plus en plus uniforme et totalement hétérogène — en tant que condition de possibilité de tout questionnement d'avenir sur la singularité du ici et du là, donc de la communauté.

Autrement dit, jusqu'à présent, c'est toujours depuis le plus proche (ici) que l'on a envisagé le lointain (l'ailleurs) ; que l'on a tracé les axes, dessiné les cartes. Aujourd'hui le problème s'inverse : c'est en prenant la mesure de l'immensité des lointains dans la constitution du proche qu'il peut être possible de donner de nouveau un sens et un peu de consistance à la représentation du « ici ».
Telle serait la leçon de chose que cette œuvre à la fois enregistre et inaugure, tout en en étant le simple support inspiré.

© Adagp, Paris