Entretemps
Jérôme Diacre
Le travail de Bernard Calet prend le plus souvent la forme d’installations où sont utilisés différents médiums comme la sculpture, l’image photographique ou vidéo, le son. Le langage dans sa double fonction, définition et métaphore, est aussi une composante importante de son oeuvre.
Les recherches de Bernard Calet portent depuis toujours sur la notion de l’espace et la complexité que la modernité a introduite dans notre relation à celui-ci, autrement dit la perception fusionnelle de ses multiples aspects : architecture, paysage, frontière, endroit de transit ou encore image cérébrale, point de fuite des flux communicationnels, zone floue de l’imaginaire… Tous ces « espaces » se (re)présentent en road movies superposés où le réel s’imbrique au fictionnel et vice-versa. Ils nous sont contemporains et, par cela même, insaisissables et incertains. Pour s’y situer, nous sommes contraints à un état de mobilisation non-stop, physique et mentale, entre un ici et un ailleurs, entre un « déjà» et un « pas encore »*.
Les œuvres de Bernard Calet interrogent notre environnement urbain et architectural. Elles proposent des coupes, des plans, des montages, des séquences par lesquels sont interrogés toujours de façon métaphorique et allégorique le sens de l’habitation.
Habiter, c’est d’abord s’inscrire plus ou moins consciemment dans un territoire. Or Bernard Calet choisit de développer des propositions qui interrogent cette inscription sur un point précis : la mobilité et la fixation. Cela donne des œuvres qui toutes renvoient le visiteur à la perception de l’espace en fonction de la circulation, du transit, de la polarisation et de l’aménagement. Le terme actuel qui permet de jouer sur les différents domaines à la fois du savoir, de l’organisation territorial et de la circulation physique des personnes et de choses est celui de « réseau ». Chacune des œuvres présentées évoque ce « réseau » compris comme transfert réel et partage des informations. En fonction de sa propre inscription à l’intérieur d’un réseau d’informations, chacun adopte un mode de conduite et un mode d’habiter qui lui est « propre ». Car le maillage d’informations fonctionne toujours comme un ensemble prescriptions de conduites. Habiter, c’est occuper un point de raccordement commun à un groupe par lequel, en fonction de prescriptions privilégiées, il est possible de « construire » sa propre identité (notamment par le partage du privé et du public, du personnel et du professionnel).
Contruction (dibon miroir plié) 2011 évoque cela avec force. Ce sont plusieurs maisons réalisées à l’échelle et dans la forme d’un carton de déménagement standard. La mobilité du carton est alors présent dans la forme de la maison – ou est-ce le contraire ? Le dibon miroir permet à l’ensemble de l’espace d’exposition de se refléter sur les parois extérieures. En se penchant au-dessus, on n’aperçoit que le vide sombre d’un espace presque entièrement clos. À l’inverse, Séjour modèle (PVC) 2011 révèle l’intérieur d’un séjour entièrement équipé, celui qu’un mobil-home dont les parois ont été déployée et étendues sur le sol. Cette maquette révèle l’extension de la sphère privée dans un espace qui déborde les limites de l’architecture. En constatant qu’il s’agit d’un lieu d’habitation à la fois mobile et transitoire, les enjeux du réseau et du territoire sont directement soumis au regard. Séjour modèle et Construction dialoguent sur une diagonale qui traverse tout l’espace d’exposition. L’autre diagonale met en relation d’autres maisons de la série Construction avec trois collages intitulés Ville Figure : à l’intérieur de paysages urbains de La Rochelle, Velizy et Rouen dont il ne reste plus que les lignes noires sur fond blanc, des personnages entent en mouvement dans une Città Ideale où tout n’est plus que perspective et ligne de fuite. Cette évocation de dess(e)ins d’architectes (hommage à Piero della Francesca) sont le théâtre de personnages photographiés de dos comme par un clin d’œil à ceux d’Hammershoi, face à la fenêtre, mélancoliques et fantomatiques. Une manière pour Bernard Calet de souligner combien nos villes sont des abstractions urbaines que seuls les occupants, par leur gestes et déplacements quotidiens, animent d’une sensibilité souvent inconsciente, parfois désillusionnée mais toujours complice dans la recherche de contenus et d’effets spéculaires.
À l’intersection de ces deux diagonales, le centre de l’exposition n’est certainement pas un point mais, bien évidemment, une articulation. Deux œuvres monumentales composent un certain rapport de verticalité. One-to-One (PVC, plexiglas et néons) reprend le volume de l’enseigne lumineuse. La disposition des lettres, enchevêtrées sur les quatre faces, obligent à faire le tour du volume pour en lire le message. « One-to-one » parle d’un message ou d’une information qu’une contraction spatiale aurait provoqué le replier sur lui-même pour former un autre type d’habitation. À la manière dont le cinéma aime fréquemment montrer des chambres d’hôtel inondées par la lumière d’un néon extérieur (Paris-Texas de Wim Wenders ; une histoire de déplacement infini), les façades d’immeubles transformées en écrans publicitaires (Blade Runner de Ridley Scott) ou l’envahissement du corps par l’image brillante du tube cathodique (la bouche de Debbie Harry dans Vidéodrome de David Cronenberg), l’architecture fonctionne aujourd’hui comme un signal en volume ; qu’il s’agisse de la signature d’un nom d’architecte dans une ville ou de l’icône d’une marque industrielle. La question de l’habitation coïncide donc, et coïncidera toujours davantage, comme un partage entre ceux qui lisent et se déplacent et ceux qui prescrivent et polarisent. C’est pourquoi, la seconde œuvre de cette articulation, Lustre (tubes fluos) 2011, constitue le plan suspendu d’un appartement standard dont les murs sont matérialisés par des tubes lumineux. Entre ces deux œuvres, symétrie et inversion se combinent de façon frappante : l’enfermement ou l’exclusion d’un l’environnement lumineux serait le principal signe architectural moderne.
Entretemps qui nomme l’exposition de Bernard Calet parle de ce temps dans lequel nous sommes : celui d’une époque où le fait d’habiter devient une position – entre – certaines données visuelles, culturelles, sociales… politiques. Car lorsque l’on est pris entre plusieurs faisceaux de prescription, souvent contradictoires et en conflit, résider correspond davantage à une fuite continue qui passe par des stations temporaires. Ainsi se trouve pour une fois interrogée cette mode contemporaine du nomadisme dont on peut dire qu’elle consternerait leurs auteurs Deleuze et Guattari. Pour solde de cette belle idée, il ne reste plus que la recherche frénétique et désorientée de l’aristocratie des bédouins du désert pour tous ceux qui vendent le rêve d’une vie d’aéroport. Dans cet Espace d’Art Contemporain situé dans un grand bâtiment du XVIIIème qui rassemble à l’étage du Musée de Beaux-Arts, l’invitation de Bernard Calet tient de la provocation la plus rusée et de la mise en perspective la plus sensée.