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Dys-location

Sébastien Pluot

Dys-location 1



Dans son texte Notes sur l’index, Rosalind Krauss soulignait la convergence des préoccupations d’un certain nombre d’artiste relatives à la terminologie de l’index porté, à l’occasion de « Rooms», l’exposition inaugurale de PS1, sur le bâtiment lui-même. Contrairement aux œuvres minimales qui existent indépendamment du lieu, ces oeuvres tentaient de « capturer la présence du bâtiment » par des interventions de découpe, d’empreintes et de délimitation. Entre la doxa de l’art minimal et ce qui fut qualifié d’un art post-minimal, l’économie de la relation indexicale s’est déplacé: si le référent de l’art minimal demeure le corps, celui de l’œuvre de Matta Clark, notamment, devient la signification sociale et politique du lieu architectural duquel le corps n’est évidemment pas exclu mais auquel il est conditionné. Que s‘est-il passé alors depuis les années 70, qui expliquerait une autre transformation, celle qui voit le référent se déplacer depuis l’architecture ou le site vers une modélisation conditionnant à la fois l’environnement et la manière de le percevoir ? L’œuvre charnière qui permettrait de saisir cette inversion pourrait être celle de Dan Graham qui avait, notamment dans Vidéo View of Suburbia in an Urban Atrium de 1979, intégré les systèmes de réseaux médiatiques, unifiant le lieu d’achat de marchandise au lieu de consommation. C’est donc par des opérations impliquant l’image, et sa capacité à déterminer des modes de perception, que s’amorçait la prise en compte d’un nouveau paradigme. Celle où l’image et ses réseaux de diffusion ne sont plus des indexes mais des référents qui vont contaminer la relation aux phénomènes et aux situations. Le travail de Bernard Calet prend acte de ce renversement lorsqu’il met en scène le paysage, l’habitat ou la ville par l’intermédiaire de la carte, de la codification numérique et, plus généralement du paramétrage. C’est à partir de cette nouvelle configuration dans laquelle la relation indexicale demeure flottante que Bernard Calet produit des phénomènes dyslexiques, non pas relatifs au langage mais à une autre forme d’organisation, celle se situant au sein de la relation entre le sujet et son environnement. Lorsqu’il constitue un paysage modélisé en néon sur la base d’une grille rationnelle (« Fluo », 2003), un territoire composé à partir d’un matériau industriel issu d’une image satellite ou un relief en trois dimensions édité à partir d’une information numérique en filaire (« Panorama », 2003), le référent n’est plus le territoire réel mais une modélisation virtuelle. A cette prévalence de l’image de synthèse sur le paysage réel s’ajoutent des distorsions d’échelles entre contenant et contenu. On trouve ce principe de disproportion dans les modules de polyuréthane (« Movie land », 2003) pour lesquels il suffit de peu de chose pour qu’ils évoquent soit des habitations, soit du mobilier ou des sections architecturales. Que vient signifier cette perturbation des échelles si ce n’est une perte de repères issue de formes standardisées que l’on appelle autrement « universelles ». Dans la série d’images du diaporama « Homes for America », Dan Graham présentait conjointement des alignement de maisons identiques et dépeuplées avec des images de rayonnages de casiers pour bureau. Deux formes qui partagent la même obsession de la série, de l’impersonnalité et de la faculté élémentaire de contenir. L’installation « Maison Fluo » présente une série de tubes de néons disproportionnés par rapport aux maquette schématisées de maison qu’elles traversent. La lumière vient manifester une activité, une « présence » outrancière qui occupe la forme vide désertée par ses habitants. Cette dys-location, n’est plus seulement le témoin d’une désorientation produite par des échelles aberrantes mais implique une destitution de toute possibilité d’inscription. Les formes architecturales sont désormais habitées en dehors d’une quelconque présence humaine. Elles laissent supposer un phénomène que nous pouvons constater au travers autant de l’informatique (machine à calculer) que de l’architecture (machine à habiter) : elles sont, en soi des lieux autonomes. En d’autres termes, on peut supposer qu’elles sont moins faites pour satisfaire des besoins qu’elles utilisent les sujets pour les consommer. De la même manière, l’activité décelable dans les « Maison/TV » n’est plus celle des habitants mais celle produite par la lumière de tubes cathodique démesurées par rapport à l’édifice. Considéré de cette manière, la maison serait une machine à consommer de l’énergie et de l’image.

Avec la structure signalétique « Ici », une des œuvres qui constituent son exposition Séjour à Transpalette, Bernard Calet vient questionner un autre aspect de ce processus de perte de repère, celle-ci issue de l’utopie ubiquitaire profondément inscrite dans la modernité. Le « ici et maintenant » garantissant la valeur auratique de l’objet selon Benjamin prend la forme d’un objet qui manifeste sa présence et délivre un message mais qui est saisi dans ce paradoxe d’être à la fois stable et amovible. Il ne peut plus servir ni de référent ni d’index. L’accent porté par l’adverbe « ici » serait à prendre comme un vœux pieu, une tentative ultime et perdue d’avance de retrouver une inscription dans le chiffrage d’un territoire déjà calculé, un espace où, comme l’avait imaginé Superstudio avec « Continous Monument », les sujets nomades peuvent disposer de toute l’étendue de lieux identiques en ayant conscience qu’ils seront partout « nulle part ». Selon Virilio, les lieux contemporains ne sont plus fixes mais des parcelles elliptiques. C’est sur cet effet de « double contraint » entre la fixité et le déplacement que repose l’installation « Séjour ». Cette œuvre produite dans le contexte architectural du lieu d’exposition présente un intérieur de Caravane statique dont la forme du mobilier qui en dessine l’intégrité sert d’amorce à la modélisation d’un paysage immobile. Le véhicule ainsi schématisé et « déposé » n’autorise aucune possibilité de déplacement physique alors que la trame virtuelle matérialisée en tôle se présente comme l’éventualité d’une projection mentale. Et c’est cette matérialisation qui contraint le dispositif à une condition sédentaire. L’objet constitue, en soi la promesse d’un voyage qui n’aura pas lieu ailleurs que dans l’esprit.

  • — 1.

    « Location » signifie « endroit » en anglais. Ce néologisme signifierait une perturbation de la localisation.

© Adagp, Paris