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Entrelacs

Vues de l'exposition personnelle à la galerie Fernand léger, Ivry-sur-Seine, 2023

Géographie Commune, 2003 réalisée dans le cadre de la Bourse d’Art Monumental de la Ville d’Ivry-sur-Seine, est une image satellitaire, une vue en plongée vers le sol. Des adverbes de lieu traduits en différentes langues avec la collaboration d’habitant·es de la ville, activent une autre toponymie. Entre l’Ici et le là-bas, cette nouvelle cartographie, évocatrice de différents pays, proches ou plus lointains, invite à voyager mentalement.

Entrelacs qui vient en écho, est une exposition pensée comme une promenade entre différents univers qui cohabitent. Le piéton dans sa déambulation passe sous les arcades des bâtiments de l’architecte Renaudie et pénètre en sous-sol dans la Galerie Fernand Léger. Il descend dans les cavités pensées à l’origine pour être des salles de cinéma, les salles d’expositions en gardent le relief. Les univers de l’architecture, celui du vivant qu’elle abrite ou qui lui résiste, la fiction cinématographique structurent le propos développé pour le lieu.

Ce qui est déployé ici, ce sont des éléments propres aux villes en mutation dont le processus de transformation met en présence des plans, des programmes, des perspectives ordonnés par la volonté de l’homme, et les réalités plus aléatoires des mouvements, des déplacements fortuits du vivant et de son installation : groupes humains, espèces animales et végétales.

Arrimé au sol par ses racines, le monde végétal semble à première vue constituer, au sein du vivant, celui de l’immobilité. Pourtant, les plantes adventices, non alignées, se déplacent d’espaces en espaces, migrent, prenant place dans les interstices de la ville, dans les failles, les creux, les délaissés, les marges. De friches en bordure de rues, à ras de trottoir, une soixantaine de plantes sauvages ont ainsi été rencontrée à Ivry au cours de dérives urbaines. À la faveur d’un oiseau, d’une semelle ou d’un coup de vent, des transports commerciaux, elles prennent racine, habite et transforme le sol. « À partir du sol et lancée dans l’air la plante palpe le monde » nous dit Jean-Christophe Bailly.

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C’est du sol que sont extraits nos matériaux de construction.
Et puis, ..., 2022, est un assemblage de palettes de transport de marchandises moulées en béton et assemblées comme une ossature de bâtiment. Ces modules qui accueillent du végétal, entrent en résonance avec l’architecture environnante.

D’autres plantes arrivent dans l’exposition, d’une façon plus organisée ou de façon plus planifiée. Elles sont présentées, en attente, comme des figurants sur un plateau vert et bleu, les deux couleurs utilisées dans les studios de cinéma. Ça tourne !

Transports, translations, déplacements réels et virtuels sont des concepts qui irriguent mon travail, au sens premier du terme en grec métaphora et de son développement, métaphore. Passage du réel à la fiction, de la rue aux salles de projection, d’exposition ; une promenade où s’entrecroisent plusieurs temporalités.

Bernard Calet, Octobre 2022

Projection, 2023
Moulage de pierres en béton, chaise, veste vert incrustation, projection de bleu

Ça tourne ! , 2023
Peinture vert et bleu incrustation, plantes décoratives, nom de plantes adventices

Entrelacs, 2023
Sérigraphie verte sur papier vert incrustation, structure en cuivre, LEDs vertes, arduino

Et puis, ..., 2023
Moulage de palettes agglomérés en béton, bryophytes, pierres calcaires

Le titre de l’exposition de Bernard Calet, Entrelacs, renvoie tant à la nature des pièces présentées, où s’entremêlent l’artefact du cinéma ou de l’architecture et la sauvagerie du vivant, qu’à la spécificité du lieu qui les accueille. Il évoque en effet les réseaux de branchages, racines, circuits électriques et autres résilles ou structures construites qui cohabitent, mais aussi des va-et-vient entre ces œuvres et entre les salles de la Galerie Fernand Léger, comme autant de résonnances possibles, rêvées ou tangibles. Dans sa sonorité réside en outre un jeu de mots cher à l’artiste, « Entre-là ! » invitant à s’aventurer dans le jeu botanico-cinématographique pensé pour cet espace singulier : devenu White Cube, il devait à l’origine être un cinéma où se faire une toile dans le noir ! Ce paradoxe, cet autre entrelacs l’intéresse, à l’instar de toute chose modifiée.

TERRA INCOGNITA

Dès qu’il arrive dans une ville, B. Calet se promène, cherche à se perdre, se départir de repères, cette quête de liberté et de rigueur mêlées lui permettant de regarder des travaux et voir des herbes folles ! Ainsi l’exposition débute dès la descente d’escalier avec la vidéo Terra, filmée lors d’un repérage à la Galerie : sorti déjeuner, il aperçoit des engins triant la terre et songe à la comparaison de Robert Smithson entre des tractopelles et des « dinosaures cuirassés ». Il ne sait pourquoi il observe l’architecture, si ce n’est parce qu’elle constitue la deuxième protection de l’humain après le vêtement, mais lorsqu’il était enfant, il aidait les maçons sur les chantiers, qui étaient pour lui des jeux de construction à l’échelle 1. Est donc d’emblée annoncée l’intrication entre les actions mécaniques et le vivant, soulignée par le titre choisi en référence à Terra Forma, « manifeste pour un nouvel imaginaire géographique et [...] politique » enjoignant à la redécouverte de notre Terre à la manière des explorations des Terra incognita – le monde végétal demeurant assez méconnu au regard de l’animal. Sait-on encore regarder la nature sauvage pour un temps contenue mais toujours resurgissant ?

De cette interrogation urgente formulée par Baptiste Morizot ou Tim Ingold, dont la lecture irrigue le travail de l’artiste, bruisse toute son exposition.

La littéralité poétique entre ses thématiques et le cheminement du visiteur compte pour lui. Suit ainsi Générique, vidéo d’une plate-bande hyper cadrée sur laquelle défilent les noms d’une soixantaine de plantes observées sur la commune d’Ivry, suivant sa pratique de récolement et non de récolte (les sauvages en français et les cultivées en latin). Cette allusion au cinéma, ce début en forme de fin, l’artiste les aime en tant qu’informations distillées en sous-terrain. Par la suggestion plus que la didactique, le spectateur devient acteur de sa visite, entre trajectoire dirigée et goût de l’errance pour une dérive de la pensée, comme dans les bons films.

L’attrait de B. Calet pour l’histoire des plantes et la botanique remonte à ses années d’apprentissage en lycée agricole. Pour cette exposition, il s’est essentiellement penché sur les plantes adventices, c’est-à-dire poussant spontanément, presque par hasard, au milieu de plantes cultivées auxquelles elles peuvent être nocives en captant lumière, eau et minéraux du sol. Cette contamination est encore un entrelacs, cadeau ou pied de nez de la nature obligeant à ne plus oublier que les plantes fournissent notre oxygène et sont la condition de la vie humaine. Insistant sur ce renversement de notre rôle de dominants aujourd’hui vis à vis du végétal, il se réfère à Mathieu Dupeirex ou Emanuele Coccia qui rappellent que la pierre, devenue terre, a permis la pousse des premiers végétaux ou mousses dites bryophytes, ainsi qu’aux mots d’Anna L. Tsing : « Nous avons envahi le monde ; en retour le vivant prolifère. »

L’installation intitulée Ça tourne rassemble également quantité de noms de plantes contemplées aux alentours de la Galerie : renouée persicaire, berce commune ou arbre aux

papillons sont marqués en réserve sur des fonds verts, surmontés de bleus, identiques à ceux des incrustations du cinéma. Ces trois cimaises-écrans encadrent une vaste scène où de vraies plantes de culture intensive, dite « hors-sol », semblent justement léviter – les pots étant ceints dans ce plateau de contreplaqué – tels des éléments de décors ou des acteurs muets. Produites de façon industrielle en Hollande ou en Chine et vendues chez IKEA par exemple, elles sont achetées au même titre que meubles ou objets, par des clients éludant la question du vivant. Aucune n’est endémique, leur caractère exotique renvoyant à la colonisation et donc à la sauvagerie humaine cette fois, et son commerce de domination immonde.

L’artiste, suivant son goût de l’ambiguïté, choisit de présenter les appellations des plantes sauvages sans visuels, pour insister autant sur leur relation avec les plantes cultivées – donc artificielles alors qu’elles sont bien visibles – que sur l’idée de décor. En effet, la totalité des paysages est ici invoquée puisqu’au cinéma, on peut transporter les personnages n’importe où, l’artifice ouvrant l’accès à la nature. Et les deux couleurs du virtuel sont précisément les plus importantes dans les paysages réels. En larges aplats ou par petite touche, elles jalonnent l’espace d’exposition, qui se meut ainsi en studio de tournage et de projection à la fois.

Le plateau de cette première salle semble traverser la cloison pour se déployer dans la deuxième en un plan séquence : « ça tourne » donc vraiment, comme la Terre dont le mouvement permet la vie, et le visiteur fait l’expérience de cette boucle !

MATÉRIAUX ET MÉMOIRE

B. Calet est un artiste conceptuel ayant un intérêt premier pour les matériaux et leurs sens ! En témoigne ses choix méticuleux des variétés de plantes et de leur lettrage en utilisant de l’adhésif sous la peinture, afin de les faire jaillir en surface à la façon des végétaux.
Il réutilise par ailleurs la veste d’une ancienne performance dansée autour de ses œuvres, simple trace de ce qui s’est passé et sera peut-être à nouveau.

Sa démarche repose sur ces petits détails qui ne relèvent pas de l’anecdote mais de la justesse dans le rapport à l’espace.

De même pour Et puis, ... tenait-il à trouver des pierres provenant des environs et couvertes de mousse en hommage aux bryophytes. Elles jouxtent cinq palettes moulées en béton qui rappellent les piliers de la Cité radieuse du Corbusier. La mousse qui s’y infiltre symbolisant une accélération artificielle de la prolifération du vivant dans l’architecture urbaine.

Entrelacs est une maquette qui n’en est pas une puisque présentée au mur. Forme mémorielle du contre-relief constructiviste, cette structure en cuivre éclairée par des LED – immeuble en construction ou échafaudage – repose sur un support de papier (du vert des incrustations et du végétal) sur lequel est sérigraphiée une photographie de branchages. Le tout procède de la recherche de l’artiste sur l’analogie entre circuit électrique et systèmes rhizomiques du vivant et d’un clin d’œil aux Data centers qui, cachés dans la nature, génèrent tous les outils du cinéma.

Architecture en attente se compose d’une photographie de plantes imprimée sur un filet d’échafaudage non tendu, auquel est greffée une structure de contreplaqué filmé – le terme compte – de bakélite, couramment utilisé pour bancher du béton, c’est-à-dire le faire couler entre deux supports afin qu’il soit lissé à l’extrême. Un tout petit plexiglas y est inséré tel un vitrage. L’artiste a pensé cette construction en tant que maquette de l’édifice en cours de ravalement. Le flottement de la bâche revêt des qualités spatiales (tombant, vide entre l’œuvre et le mur) et graphiques (trame mouvante, ombres portées) et la succession d’espaces de projections physiques et mentales constitue une application du principe d’image-mouvement visible sur les monuments en rénovation.

Ainsi, dans les trois simili-maquettes de l’exposition, plutôt que chercher l’exactitude, B. Calet joue sur les matériaux spécifiques de la construction et leur pouvoir évocateur de sensations et de représentations que chacun est libre de convoquer.

Le titre Projection qualifie l’action d’une lumière bleue sur un paysage factice de cailloux en béton, qui lui confère une allure lunaire, tandis qu’une chaise et une veste tout aussi mystérieuses, suggèrent la présence fantomatique d’un réalisateur sur un tournage en suspens. Cette installation fait aussi songer aux « ruines du future » décrites par Bruce Bégout et préfigure une archéologie des gravats de bâtiments en béton, déjà vétustes au bout de vingt ans.

Dans une quête épistémologique, l’artiste convie le spectateur à chercher le sens de ses expériences sensibles, ce qui est organique ou construit, naturel ou artificiel, vivant ou mort. Le doute fait partie de la démarche, il en est l’essence même.
Seulement suggérée par les plantes, métaphores du vivant au sens large, la présence humaine est fondamentale pour B. Calet en tant qu’elle est la condition d’existence de ses œuvres. Son travail s’adresse au corps et n’advient que dans ce rapport et sa mise en espace, suivant un processus de recherche par le dessin, de petits montages de calque et des essais in-situ.
Par l’étude des lumières et des transparences entre des espaces infinis et d’autres en miniature, la question qu’il adresse est la suivante : Comment habiter un lieu ? Chacun en prenant la mesure à l’aune de ses déplacements et de son habitus.
Se souvenant que pour Heidegger, habiter est le mode d’être de l’humain, et puisant aux propos vivifiants de Roland Schaer dans Habiter, de l'hospitalité du vivant, l’artiste engage à repenser le partage du milieu naturel, le ré-ensauvagement, voire parfois le retrait de l’espèce humaine au profit de celles menacées. À cet égard, la ville se révèle non pas exclusivement hostile au vivant, mais aussi hospitalière : la marche des citadins déplace des graines, les détritus nourrissent des animaux semeurs, puis se reproduisent les polinisateurs, etc.

Et c’est bien d’hospitalité qu’il s’agit dans cette exposition de B. Calet : veillant sur ce qui surgit de terre, il nous offre de devenir à notre tour guetteur à la manière d’André Breton, car « Indépendamment de ce qui arrive, n'arrive pas, c'est l'attente qui est magnifique. »

Aurélie Barnier

© Adagp, Paris