Entretien pour la monographie Tobrouk
Éditions Analogues, section livres pour Immediats
Sylvain Courbois, juin 2024
Cet ouvrage est consacré principalement à la série que tu regroupes sous le terme générique de « Tobrouk », cependant on y trouve également d’autres œuvres qui puisent également leurs origines dans le champ de l’architecture.
↪ Une grande partie de mon travail s’appuie effectivement sur l’architecture. Dans certains cas ce sont les caractéristiques ornementales liées aux différentes typologies vernaculaires que je cherche à exploiter mais le plus souvent c’est la géométrie et les espaces induits par l’architecture qui me passionnent. Cela a commencé avec les dessins d’édifices en démolition dans le quartier de Mitte à Berlin dont j’épuisais le trait de graphite en le transférant à un autre papier par contact sous une presse afin de ne conserver que le dernier tirage proche de l’effacement. J’ai ensuite glané des éléments issus de ruines de bâtiments datant de la reconstruction à Colombelles. J’ai placé l’ensemble des gravats dans une maison de verre à mi-chemin de la serre horticole et de l’habitation à échelle humaine au centre de la ville, je l’ai ensuite scellée. Le temps aidant, ces blocs inertes ont vu leur surface verdir jusqu’à devenir le terreau de plantes pionnières. Ce qui était vu dans un premier temps par les habitants comme un amoncellement d’immondices est bientôt devenu un ilot de verdure dans cet espace urbain très minéral. Le volume de verre dont le dessin reprenait celui de la maison type constituée de deux murs, deux pignons et d’une toiture à deux pans semblait prendre vie.
Je remarque que j’ai souvent tendance à personnifier les architectures, ce sont non seulement des espaces à vivre mais ils peuvent également transmettre un sentiment d’existence propre.
La série « Tobrouk » s’éloigne cependant des autres séries réalisées jusqu’alors, il ne s’agit plus d’habitations ou de cabanes mais de bunkers allemands datant de la Seconde Guerre mondiale. D’où vient ce choix ?
↪ Il s’agit de la résurgence d’une expérience vécue, longtemps oubliée. Enfant, j’ai passé beaucoup de temps sur les plages normandes, en particulier à Criquebœuf et il me restait le vague souvenir d’édifices propices aux jeux et d’endroits de replis mystérieux. Beaucoup plus tard, sur la Pointe de Pen Bron en Loire-Atlantique, j’ai retrouvé ces tobrouks malmenés par le temps, presque ensevelis. J’ai eu l’envie presque incontrôlable de creuser pour retrouver l’espace intérieur qui avait disparu. Les préoccupations qui transparaissaient dans mes œuvres jusque-là semblaient trouver leur source. L’effacement, la cellule de vie réduite à sa plus simple expression, le béton en déliquescence... Cependant, en revenant sur ces lieux, c’est le souvenir de l’expérience fondatrice et inédite d’un espace architectural puissant qui a fait sens pour moi.
Est-ce à dire que le lien avec l’architecture de guerre est périphérique ?
↪ L’utilisation du vocabulaire architectural lié à la Seconde Guerre mondiale reste sensible et cela peut mener parfois à des malentendus. Je ne nourris aucune passion pour l’esthétique guerrière ou le « militaria ». Il se trouve que cette révélation de l’espace s’est déroulée dans un bunker mais elle aurait pu se produire ailleurs. Un sentiment similaire m’est arrivé dans la chapelle du Couvent Sainte-Marie de la Tourette, une sensation singulière de l’espace que l’on peut assimiler à la présence d’un Genius Loci.
Y-a-t-il pour toi une forme d’expérience spirituelle au sein de ces espaces ?
↪ Il y a en tout cas un grand décalage avec la plupart des sensations architecturales que nous offrent les lieux standardisés, dans ces espèces d’édicules de béton le corps peut faire un pas de côté, ralentir et se poser pour observer. L’oculus zénithal des tobrouks se trouve à 1,6 m du sol, enfant il est impossible d’y passer la tête pour observer le paysage alentour, on se trouve alors dans une position d’observation du ciel qui peut s’apparenter aux Skyspaces de James Turrell, un espace d’augure que le passage d’un oiseau vient éventuellement perturber.
Le vide entre les murs de l’architecture fait partie intégrante de celle-ci. Les parois sont des éléments perçus principalement par le regard et le toucher mais l’espace vide doit s’expérimenter avec tout le corps. Il est frappant par exemple de faire l’expérience sonore d’un tobrouk sur le bord de mer, le bruit blanc du vent et du ressac auquel le corps s’habitue est soustrait à la réalité dès que l’on y pénètre. Le nid de béton qui se dessine par les épaisses parois et la quasi-absence de fenêtre nous rapproche de l’expérience des chambres anéchoïques et leur privation sensorielle. Je ne sais pas si on peut qualifier celad’expérience spirituelle mais on y trouve le sentiment étrange de ne plus être au monde, comme dans un refuge, de retrouver les sons de ses seules fonctions vitales. On peut aisément envisager que l’environnement sonore fœtal n’est pas si éloigné de cela.
À partir de ces observations et de l’étude approfondie des bâtiments tu développes des corpus d’œuvres selon des typologies assez strictes.
↪ Cette observation des formes réelles puisées dans un répertoire architectural concret ouvre un ensemble de possibilités de développement formel. J’aime travailler avec des protocoles définis en amont, ces règles permettent aux œuvres de se développer de façon presque autonome.
La série des monolithes de béton intitulée Tobrouk est d’abord basée sur leur plan d’origine. L’idée était de reproduire, à l’échelle 1/10, le volume de sable qui s’était entassé à l’intérieur du tobrouk de Pen Bron. J’ai donc réalisé une maquette de celui-ci et l’ai remplie de béton. Au démoulage, la découverte de cette première architecture négative m’a permis de trouver un nouvel élan et d’imaginer d’autres possibilités et notamment d’autres représentations de cet espace intérieur. En pensant aux techniques de constructions du Mur de l’Atlantique, pleinement soumises aux topographies des lieux, j’ai moi-même imaginé d’autres adaptations, plus complexes. Je me suis libérée de la reproduction à l’identique des objets afin de trouver un langage sculptural qui m’est propre, ce langage désormais ouvert semble infini.
Ainsi, les bas-reliefs de la série Chambre d’or découlent des contraintes liées aux sculptures produites, ils modélisent les plans intérieurs et mettent en lumière, avec l’utilisation de la feuille d’or, les différentes modulations spatiales.
C’est ici que l’on décèle que ta pratique est fondamentalement sculpturale, par le choix des formes, des matériaux, de leur mise en œuvre et aussi de l’équilibre final de l’ensemble.
↪ Le fait de réaliser les sculptures par moulage permet de faire le lien avec la technique de mise en œuvre à l’origine même de ces édifices. Par ailleurs c’est un procédé assez « ludique ». Je cultive une espèce de musée imaginaire sur ordinateur dans lequel se trouvent toutes les modélisations 3D des sculptures réalisées ou à venir. Parfois j’extrais l’une d’elles et entreprends de produire le coffrage. C’est une phase très technique, assez longue qui demande de la concentration. Ensuite, il y a le temps chronométré de la mise en œuvre du ciment. Enfin, c’est le plaisir du dévoilement, extraire la sculpture de son mouleest un moment de joie intense. J’aimerais parfois être à l’échelle de celle-ci pour en profiter pleinement. Tout cela peut renvoyer aux différents temps du jeu, la concentration, la rapidité et l’incertitude de résultat.
Les « Tobrouks » sont des bunkers souterrains, enfouis, aux volumes quasiment invisibles ta façon de les présenter sur socle permet de les dévoiler, ils trouvent alors une espèce de dignité.
↪ J’ai souvent en tête l’image de ces villes ensevelies lors d’éruptions volcaniques telles que Santorin ou Pompéi desquelles on parvient à extraire par moulage les vestiges qui ne sont plus que des espaces creux. Une fois exposées ces empreintes sont extrêmement touchantes, de simples objets domestiques parviennent à charrier avec eux un temps et un environnement disparus.
L’utilisation pour les socles de cette mousse expansée de couleur chair qui me sert également à fabriquer les moules propose une clef de lecture. Ces blocs de béton massif sont verticalisés mais sur un piédestal léger et ajouré qui redonne une forme de précarité à la sculpture. Il fallait trouver le moyen de transmettre à la fois la force et la vulnérabilité de ces colosses de plusieurs tonnes qui sur le sable s’affaissent, penchent et parfois chutent, pour finir engloutis par la mer. Par ailleurs, systématiser la lecture de cet ensemble aux proportions identiques grâce aux socles, en choisissant de conserver horizontalité et verticalité permet de les envisager comme une typologie en développement à la manière des photographies de Bernd et Hilla Becher.
Dans la récente série d’aquarelles nommées Postremo Lux, ce sont les moules eux-mêmes qui deviennent le sujet mais ils se confondent avec leurs modèles d’origine. Le trouble provient de l’absence de repère permettant de donner une échelle à l’espace représenté ?
↪ Ces aquarelles sont imposantes par leurs dimensions, elles représentent pourtant un espace réduit, celui du moule qui lui-même figure l’espace intérieur du Tobrouk. J’avais envie de fixer l’image de ces petits volumes, avant que le béton ne les remplisse. Ils ressemblent alors à de petits temples aux arêtes sculptées par la lumière qui s’y engouffre. Ces poches en attente sont comme une ville avant l’éruption du volcan voisin. Un lieu où la lave remplirait les volumes de vie, cette lumière est la dernière lueur avant la condamnation de l’espace. Ces œuvres forment une espèce de documentation du processus de travail en permettant de fixer les éléments voués à disparaitre.
Plusieurs de tes projets de grandes dimensions tels que Cultures ou Tobrouk produit pour Mondes nouveaux trouvent leur place dans l’espace public, envisages-tu ces œuvres différemment ?
↪ Lorsqu’une œuvre se trouve dans l’espace public, elle s’impose aux habitants et, comme l’architecture devrait le faire, l’auteur se doit d’envisager le dialogue qu’elle entretiendra avec les usagers. Dans ces configurations, il faut avoir conscience de sa responsabilité. Même si je tente de maîtriser l’ensemble des choix et décisions relatifs à la réalisation et à la présentation des œuvres, je trouve cela très important qu’elles m’échappent une fois intégrées à un site naturel ou urbain. Chacun et chacune doit pouvoir se les approprier. À Ouistreham, la sculpture en acier Corten était dans un premier temps couverte de sable, comme « abandonnée aux jeux des enfants », les utilisateurs de la plage l’ont peu à peu découverte. Ils partageaient la joie qui est la mienne en décoffrant les sculptures ou celle de l’archéologue inventeur de trésor. Au bout de quelques mois, la surface s’est oxydée de façon très libre au contact de l’eau, du sable et du sel, enfin des graffitis y ont été inscrits. En voyant la peau du Corten se former peu à peu j’ai pris conscience que la sculpture enregistrait elle-même la chronologie de cette découverte collective. Après sa mise au jour sur la plage, j’ai eu envie qu’on puisse l’observer comme un objet de fouilles, un fossile ou une pierre précieuse. Cela a été rendu possible au Musée d’Art, Histoire et Archéologie d’Évreux où la sculpture a été présentée en extérieur. Les stigmates de la découverte et de l’appropriation par les usagers de la plage offrent une clef de lecture aux nouveaux visiteurs. Tobrouk n’est plus une stricte forme géométrique en acier, ni même d’une architecture négative. Le nid de béton que j’envisageais enfant comme un refuge est redevenu sensible, il se confronte désormais avec l’environnement bâti de la ville, où les formes simples répondent à l’architecture ébroïcienne. L’objet s’est chargé de vie.